SUITE À NOS ESPÉRANCES DE RÉUNIFICATION DE LA BRETAGNE DÉÇUES ÉLECTIONS APRÈS ÉLECTIONS

Publié le par TRUBLET Colette

Suite à nos espérances de réunification de la Bretagne

déçues élections après élections,

J’ai conclu que nous n’avons pas su nous mobiliser suffisamment. Nous sommes méfiants les uns vis à vis des autres, et particulièrement à l’égard d’élus et de partis politiques de tous bords. Nous avons besoin de nous retrouver sur l’idée simple de la réunification tout en restant dans le giron français.

J’ai pensé aussi que nos fondations culturelles nous échappaient de plus en plus.

Je crois par contre que la mondialisation va nous renvoyer sur notre pré carré puisque nous ne pouvons toujours pas nous asseoir sur deux chaises à la fois et encore moins vivre ici et ailleurs en même temps . Notre esprit, lui est libre de vagabonder partout et jusqu’aux confins de l’univers. Nous allons donc être obligés de faire comme tout le monde, nous occuper de nous dans notre Bretagne ; et ça ne nous empêchera pas de proclamer avec tous les Charlie de la terre entière que la fraternité est ce qui caractérise la condition humaine. « Tous pour un pour tous » et chacun dans son périmètre peut essayer d’en faire progresser l’idée.

Et chaque peuple ne peut le faire qu’à sa manière, enracinée dans son histoire. Ce n’est pas du tout la même chose partout sur toute la terre et pourtant nos différences ne nous empêchent pas d’appartenir à la condition humaine … Et à chacun d’enrichir tous les autres à partir de la sève qui alimente ses racines et sans laquelle les dépossessions et les abêtissements nous guettent.

J’ai donc écrit un petit livre de 135 pages. Je n’y ai pas abordé les questions économiques que je laisse aux chercheurs en train de se regrouper et de travailler au sein, par exemple, de l’association « Bretagne Prospective » et « construire la Bretagne », qui s’en occupent très bien dans l’idée de nous mettre tous à l’abri de décisions hasardeuses.

« Nous, les BRETONS, Vous, les FRANÇAIS »

Ce petit livre raconte l’histoire d’une Vieille Dame qui réfléchit aux choses de la vie à sa manière bretonne, en toute fraternité avec ses amis bretons, juifs, français et avec sa famille, naturellement. Elle est accompagnée d’un esprit invisible, la korrigane, qui espère pouvoir conquérir une sorte d’immortalité si les idées qu’elle glane autour de la Vieille Dame lui en fournissent suffisamment la matière. Enfin, peut-être …

La librairie Dialogues a bien voulu le distribuer sur son site internet :www.librairiedialogues.fr

Je vous le propose également moi-même en attendant qu’un éditeur veuille bien s’y intéresser.

Vous pouvez me le commander

par mail trublet.colette@orange.fr

ou par courrier : 4,Place Jehanin- 35190- BECHEREL.

Il vous en coûtera 9€ port compris.

Je serais également très heureuse de recevoir vos commentaires, sur Facebook ou directement, à votre idée,

OU ENCORE SUR MON BLOG :TRUBLET.COLETTE.OVER-BLOG.COM.

Bien sincèrement

Colette Trublet

Nous les Bretons

Vous les Français

Colette TRUBLET

Bonne lecture

29 Octobre 2014

NOUS, LES BRETONS,

VOUS, LES FRANÇAIS

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AVANT PROPOS

La Korrigane, qui est un pur esprit, accompagne depuis des décennies les réflexions de la Vieille Dame, pour s’en constituer dans l’espoir de se sauver de la mort, voire de la disparition à terme de la Terre et de ses occupants prévue par les scientifiques ; quand le soleil commencera à disparaître, le ciel et la terre passeront ... Mais, ajoutent les croyants en Dieu (ou Allah, ou Yaveh)

« Mes paroles ne passeront pas »

« Génial ! pense la Korrigane ; toutes ces péripéties de la vie que les bosons, récemment découverts par Higgs, Brout et Henglert, s’agitent sans cesse pour nous faire, nous défaire et nous refaire, tout doit disparaître ! Si les bosons sont immortels comme le disent nos savants, ce sera donc pour renaître sous une forme plus achevée jusqu’à ce que, je l’espère, l’esprit puisse s’échapper, se libérer des pesanteurs de la matière ; je n’ai d’espoir que dans la vie de l’esprit, celle qui s’échappe des cerveaux, celle qui magnifie chaque geste, celle qui puise en profondeur dans la moindre de nos cellules pour exprimer le triomphe de la vie. Participer de cette exploration incessante semble le but ultime de toute la création. « Le Verbe se fait chair »*, continuellement. »

La Vieille Dame s’oblige à la réflexion. Ce n’est pas de gaîté de cœur. Depuis qu’elle a découvert, comme tout le monde, après la dernière guerre en Europe, les crimes nazis dont la shoah a été le sommet de l’horreur, une interrogation accompagne, en toile de fond, toute sa vie la plus intime. Elle, la Bretonne, interdite d’être officiellement Bretonne sur la terre même de ses ancêtres est hantée par ce paradoxe qu’il est interdit à un Juif de ne pas être juif et elle fait très abusivement le parallèle avec un Breton qui, lui, est interdit d’être Breton. Le tout au prix d’une souffrance indicible pour les deux peuples en raison de cet interdit. L’INDICIBLE en partage …

Au hasard de ses rencontres et de ses échanges, la Vieille Dame, fait travailler sa cervelle. Quand elle prépare un repas, quand elle lave et repasse ses vêtements, quand elle fait le ménage, son cerveau produit un travail fait d’ordre, de réflexion, d’élaboration sensée dont le moindre geste rend compte. Et c’est toujours le même principe qui anime l’humanité quoiqu’elle fasse, du travail le plus quotidien au plus achevé dans les sciences et les techniques qui constamment cherchent, trient, rangent, organisent, découvrent et expérimentent tout ce qu’il est possible de faire, de comprendre et d’inventer.

- Nous restons tous très tributaires de cette nature qui nous constitue et nous n’en connaissons pas bien tous les composants et encore moins la finalité s’il y en a une, soliloque la Vieille Dame.

«Moi de même, soupire la Korrigane »

L’écrivaine qui témoigne de cette exploration de quelques arpents de la vie de l’esprit vous informe que la Korrigane s’exprime sans pouvoir parler puisqu’elle ne dispose pas d’un corps matériel qui lui donnerait le geste nécessaire à l’écriture, ou à la parole formulée à haute voix, ni à aucun autre moyen de participer à une conversation. L’écrivaine a choisi d’en dire quelque chose dans des paragraphes en italiques mis entre guillemets.

« Je me demande, pense la Korrigane, si les gens perçoivent ce que j’exprime et si j’arrive à me manifester à leur entendement. »

* La Bible - Genèse.

*****

1

Petitefille et Petitfils

Et

l’INCONNAISSABLE

La Vieille Dame aime par dessus tout les longues promenades que les sentiers douaniers offrent face au grand large. En collier autour de la Bretagne, les rivages, les côtes sauvages, le vent, le ciel et la mer appellent vers un Autre Monde : L’Autre Monde des Celtes. Les parfums d’iode et de sel, les embruns et parfois la brume, et parfois le bleu du ciel en miroir sur les vagues invitent les sensations à vibrer jusqu’à l’horizon et au delà dans l’infini des espaces sans limite et sans borne.

La Vieille Dame y rejoint son âme.

Elle dit :

- Il y a et il n’y a pas, il y avait et il n’y avait pas, l’Autre Monde. Ainsi commence chez nous les contes et les légendes.

« C’est sans doute mon Monde, espère la Korrigane ».

- Regarde bien, respire, admire. La Bretagne où nous sommes arrivés il y a très longtemps, quatre mille ans peut-être, ou plus, Ce pays nous a fait plus que nos parents ne nous ont faits.

Petitefille est à l’âge où on aime écouter des histoires, surtout s’il y est question de son histoire, dans les avant, les après, les devenir qui la concernent. Petitfils prend alors un air supérieur et bienveillant pour encourager la Vieille Dame. De cette manière il tend l’oreille lui aussi, à l’abri de son souci du moment qui est de tout connaître et savoir avant de l’avoir appris.

Elle dit :

- Donc, ils sont nos ancêtres très lointains ?

La Vieille Dame sourit.

Elle dit :

- Depuis l’avènement de l’humanité les populations ont parcouru la terre entière et nos archéologues en découvrent leurs traces partout sur la planète.

Petitfils commence à penser à un métier.

Il dit :

- Je serai peut-être archéologue, alors. Ou un peu sociologue, peut-être …

Petitefille, elle, n’a pas encore de projet, coiffeuse peut-être, ou encore chanteuse mais peut-être aussi couturière. Mais, après tout pourquoi pas astronaute ?…

Elle dit :

- Raconte encore nos ancêtres, s’il te plait Mamm Gozh.

La Vieille Dame ne se fait pas prier.

Elle dit :

- Ils ont peuplé l’Europe. Durant plusieurs siècles ils se sont aventurés d’Est en Ouest, jusqu’à arriver ici même, en laissant ceux des leurs qui trouvaient à s’installer ici ou là, par choix, par fantaisie ou par obligation. Le souci était de se nourrir et de se protéger du froid.

Petitfils, qui aime bien ses aises, se plaint souvent de se sentir envahi par trop de copains, au collège.

Il dit :

- Il y avait beaucoup de place pour tout le monde alors…

La Vieille Dame, attentive, pose un regard léger sur son Petitfils.

Elle dit :

- Ceux dont nous descendons se sont arrêtés ici, arrêtés un temps, par la mer.

Petitfils s’immobilise un instant, face au large.

Il dit :

- Ils ont construit des coracles, on les a retrouvés. Il les appelait des bateaux de pierre parce qu’ils étaient fait en cuir et en bois ; ils ne tenaient pas la marée s’ils n’étaient pas lestés avec des pierres. J’ai appris çà Mamm Gozh.

La Vieille Dame suit du regard un goéland comme perdu tout seul au dessus des vagues.
Elle dit :

- Tu as lu « le Voyage de Brandan ? »

Petitfils a trouvé cette lecture ardue mais il s’est accroché.

Il dit :

- Il était convaincu qu’au delà de l’horizon, très loin sur la mer, les îles de l’éternelle jeunesse recueillaient ceux qui étaient morts. Je crois qu’il a pu aller jusqu’à Terre Neuve, et au Canada et il a cru découvrir le Monde Blanc, l’Autre Monde.

« Tous les humains ont imaginé, chaque peuple pour sa part, que la mort n’est qu’apparente et ne concerne que la partie visible des vivants. C’est bien de cette pensée-là que je suis née, constate la Korrigane. »

Petitefille qui avait trottiné vers on ne sait quel horizon s’arrête un instant, pensive.

Elle dit

- Tu crois que Dieu existe, toi ?

La Vieille Dame s’émeut toujours des questions des enfants. Elles contiennent l’essence même de la vie.

Elle dit :

- Non. Et quoiqu’il en soit, s’il existe il est INCONNAISSABLE.

« Précaution utile, chantonne la Korrigane, s’IL existe personne ne peut parler ni à sa place ni en son nom, personne. Sinon c’est un mensonge. Les Celtes le désignaient par trois lettres : O I W* et le représentaient par trois tirets inclinés de chaque côté du trait central sans qu’ils se rejoignent à la base : Le tri bann. »

Petitfils, pragmatique et parfois jusqu’à l’entêtement s’inquiète un peu.

Il dit :

- Ça ne sert à rien alors ? Pourquoi l’avoir inventé ?

La Vieille Dame entend bien. Pourquoi L’avoir inventé en effet.

Elle dit :

- Regarde comme le monde est beau. Peux-tu compter les étoiles dans le Ciel ?

Petitfils a déjà des savoirs bien rangés dans sa tête.

Il dit :

- Je crois qu’à l’aide de très puissants télescopes les astrophysiciens arrivent à en dénombrer dans un espace qu’ils délimitent et ensuite ils font un calcul mathématique pour en déduire un nombre si grand qu’il est impossible de le chiffrer.

La Vieille Dame acquiesce d’un regard qui encourage.

Elle dit :

- C’est ça, mon garçon, les mathématiciens arabes ont inventé le zéro en écho sur ce qui était déjà découvert ; les nombres n’ont pas de fin et pour le dire, on parle de l’infini qu’on signifie par un huit couché à l’horizontale.

Petitefille n’est pas en reste. Elle zigzague et trottine et écoute tout du même élan.

Elle dit :

- On se promène entre le zéro et l’infini alors ?

Comme d’habitude la Vieille Dame s’émerveille d’entendre comment ses petits enfants grandissent.

« Entendre, écouter, tout est là qui échappe à la matière dans un mouvement incessant, constate la Korrigane. C’est d’en prendre conscience qui suscite l’émerveillement. »

La Vieille Dame dit :

- Dans les époques encore plus anciennes, les populations ne passaient pas leur temps qu’à se nourrir et à se protéger. Ils réfléchissaient et sur les parois des grottes on découvre les dessins qu’ils ont gravés et peints. Ils étaient aussi intelligents que nous disent les archéologues.

« L’intelligence consiste à enraciner une réflexion et une expression sur les évènements et les conditions de l’instant vécu dans une époque et un contexte donnés, constate la Korrigane, savante des choses de la vie. »

Petitefille n’a pas perdu une miette de la conversation.

Elle dit :

- Ça n’arrête jamais ? On fait toujours des progrès depuis tout ce temps ?

La Vieille Dame hoche la tête.

« Elle est en train de taire que les progrès concernent autant le bien que le mal. Elle se demande s’il faut en parler avec ses petits enfants. Elle ne veut pas briser l’élan de leur jeune conscience, pense la Korrigane ; à l’heure où le monde se transforme à une vitesse improbable jusqu’alors, où le chômage laisse des foules sur le bord du chemin, ou la finance mondiale met en danger la planète entière, il faut d’abord fortifier la jeunesse pour enraciner sa créativité et ses compétences aux sources les plus nourricières ».

Petitfils bute sur une question.

Il dit :

- A quel moment les gens ont-ils inventé Dieu ?

La Vieille Dame rassemble ses idées. La question est tellement vaste …

Elle dit :

- Personne ne peut arrêter sa pensée. L’imagination nous fait faire des bonds, des sauts toujours plus performants, au delà de nos seules perceptions, de nos seules capacités. Nous repoussons les limites. Inventer Dieu et des dieux en est la manifestation la plus évidente.

Petitefille, futée, agile, se met à rire.

Elle dit :

- Comme les sportifs hein ?

Petitfils réfléchit.

Il dit :

- Les sportifs espèrent toujours dépasser leurs limites mais je sais bien, moi, que je ne fais que ce que je peux, même si je veux toujours faire plus et faire mieux.

Petitfils pratique un peu le foot, plus le judo, mais en ce moment il grandit à une vitesse tellement rapide qu’il fatigue vite.

La Vieille Dame, pour sa part, devient de plus en plus ratatinée.

« C’est sans doute encombrant un corps, s’interroge la Korrigane »

Petite fille ne veut pas être en reste.

Elle dit :

- Moi j’adore chanter.

La Vieille Dame aime que ses petits enfants s’intéressent à la musique.

Elle dit

- Et tu chantes très bien déjà.

Et naturellement Petitefille lance quelques notes qui s’envolent dans les embruns.

Petitfils dit :

- Toi, Mamm Gozh, tu aimes bien la musique ? Tu aimes bien m’écouter quand j’en joue au synthé ?

- Avec ces instruments modernes j’ai l’impression que tu es un orchestre à toi tout seul …

« C’est étonnant la musique ; les splendeurs de la vie, la rumeur des vagues tous les bruits s’y expriment jusqu’à faire vibrer toutes les particules de l’univers. À chaque instant j’ai l’impression d’y naître. Béate, la Korrigane s’épanouit »

Petitfils réfléchit tout haut :

Il dit :

- Mamm Gozh, c’est tout ça qui nous fait penser qu’un Dieu indépendant de nous peut exister et nous offrir en partage toutes les merveilles du monde ?

La Vieille Dame sourit, paisible.

Elle dit :

- Il faut dire que c’est un tel cadeau …

Petitfille chantonne. Petitfils rêve. La Vieille Dame soupire. L’instant est poésie.

*Civilisation celtique : Matière de Bretagne. Triades galloises

*****

2

« SIFFLE LA FUITE INFINIE du temps »

La maison de la Vieille Dame se niche derrière un rideau d’arbres qui la dissimule aux regards depuis la route en bordure de plage. Face au large, elle domine l’aber, et les grandes baies vitrées ne font pas frontière entre le salon et l’immensité offerte à perte de vue.

Aujourd’hui la Vieille Dame est seule ; confortablement installée dans son fauteuil préféré, entre son ordinateur et ses bouquins, son téléphone à portée de main, elle laisse vivre ses pensées. Le monde moderne offre des commodités inconnues jusqu’alors. La Vieille Dame a connu les premières ampoules électriques et ses parents avant elle s’éclairaient à la chandelle et au feu de cheminée.

« Que sont mes amis devenus ? Plagie la Korrigane avec un soupir »

Les progrès en l’espace de cent ans à peine ont été fulgurants.

- Comme le temps a passé vite …

La Vieille Dame aime désormais promener ses pensées dans le temps, le passé, le présent l’avenir que chante si bellement Emma Shapplin :

« Siffle la Fuite infinie du temps

« Le passé, le présent, l’avenir

« Empreintes d’éternité

« Écailles arrachées emportées

« Brillantes

« Couleur d’infini

« L’océan d’un amour

« L’abîme

« La vie, la mort s’effleurent

« Se nouent, se dénouent

« Se rattrapent et se fuient

« Nature

« Art ultime Art sublime

« Dont nous sommes

« Nature,

« Un peu de ta voix

Et la Vieille Dame garde en son cœur, immensément présents, tous ses disparus, ceux qui lui sont chers, ceux qu’elle a maudit, et ceux qu’elle a, en même temps, parfois, chéris et détestés. Elle évoque aussi tous ceux de ses lignées lointaines, ceux dont le nom a fait légende, comme ceux qui, disait-on encore à Saint Malo au XIXème siècle, « plus vieux qu’eux, tu ne peux pas trouver ». Et tous ceux qui, marins de tous grades ont fait les premiers le Cap Horn dans les deux sens, aller et retour s’il vous plait. Le capitaine était de ses ancêtres.

- Je me demande si c’est pour tout le monde pareil, s’interroge la Vieille Dame, suis-je un cas particulier pour porter ainsi ma lignée dans ma mémoire ?

« Les Celtes disaient et disent encore que chacun a plusieurs vies, sept vies exactement, jusqu’à avoir atteint l’objectif qu’est la conquête d’une place dans le Gwenved*, le monde blanc cher à Kenneth White, poète gallois contemporain venu s’installer en Bretagne ; a-t-il lui aussi reproduit le même parcours que les Celtes revenus de Grande Bretagne, entre les 3ème et 5ème siècles fuyant les invasions après la défaite du célèbre roi Arthur** ? Ils avaient repeuplé et administré l’Armorique qui devenait la Bretagne, laissant à l’Angleterre un nouveau nom, un destin autre que celtique ? »

* Civilisation celtique.

** Légendes arthuriennes

*****

3

THOMAS

Un Français, ami de la Vieille Dame

Mythe ET RÉALITÉ

Le livre qu’elle ouvre pour la centième fois peut-être, « La Nuit Celtique »* alimente ses réflexions. Michel Treguer et Donatien Laurent y témoignent du monde celtique dont elle partage avec eux l’héritage. La Vieille Dame aurait souhaité pouvoir exprimer aux deux auteurs la gratitude qu’elle éprouve envers eux qui ont su si bien lui dire et redire toutes ses Bretagnes, depuis la nuit des temps, à elle, une lectrice parmi d’autres. Pourquoi n’a-t-elle rien dit ?

Et elle s’étonne, la Vieille Dame, de cet étrange distance qui sépare les contemporains les uns des autres, au point de ne pas savoir rompre entre eux le silence.

« Chacun vit dans sa sphère et les rencontres, les échanges sont codifiés de telle sorte qu’en dehors des chapelles constituées où l’on se fréquente entre pairs d’un même groupe, les échanges sont difficiles , déplore la Korrigane »

Pendant que duraient ces quatre à cinq millénaires peu à peu dévoilés par les chercheurs et les fouineurs de toutes catégories, qui savent lire les traces, les signes et les vestiges des civilisations anciennes, les humains de toutes races ont perpétré la vie. Elle s’étonne, la Vieille Dame. Le temps passe. Elle est là, dans ce moment comme immobile, les yeux sur le rivage et sur le large, appelée par un espoir de franchir les bornes de la connaissance.

« Les savants disent que le temps n’existe que dans le système créé par la matière, précise la Korrigane. Nous aurions, paraît-il, échappé aux trous noirs désormais détectables et nous serions en quelque sorte des hologrammes projetés dans l’espace, accordés et malmenés dans le champ épaissi du vivant, découvert récemment par Messieurs Higgs, Brout et Englert, amalgamés dans un programme où la vie insiste pour s’exprimer dans la matière dont les humains sont faits. Est-ce concevable ? »

Thomas, qui passe de temps à autre rendre visite à sa vieille amie, n’aime rien tant que de s’éterniser en sa compagnie en agitant idées et controverses. Très grand, installé dans une carcasse qui en impose, il a la bienveillance des personnes à l’aise dans leur peau, dans un corps solide et bien bâti. Ils se connaissent depuis longtemps et ils aiment refaire le monde ensemble.

« Il guette la façon qu’elle a de dire les choses et il rit souvent lorsqu’elle parle. Il aime qu’elle le surprenne. Elle aime qu’il déploie les méandres de ses cogitations. Ils semblent construire ensemble des explications sur les choses de la vie. La Korrigane aime ces moments particuliers qui lui donnent sa substance »

Ils évoquent les dernières découvertes en date. L’époque est passionnante.

Il dit :

- Ça me plait bien, l’idée que nous serions des hologrammes. Que des hologrammes.

La Vieille Dame doute.

Elle dit :

- Des hologrammes qui souffrent, alors ; dans mon idée les hologrammes sont des images en trois dimensions, sans doute, mais sans la consistance qui induit la souffrance.

« C’est parti, s’amuse la Korrigane ; ça va durer l’après-midi »

De l’un à l’autre, les répliques vont fuser.

Il dit :

- C’est la chair et le sang qui font souffrir non ?

Elle dit :

- C’est ce qu’il semble non ?

Il dit :

- Voyons voir, se peut-il qu’un hologramme souffre ?

Elle dit :

- Une chose est sûre, c’est qu’existe la souffrance humaine et d’ailleurs aussi la souffrance animale.

Il dit :

- D’aucuns disent que les plantes aussi sont sensibles, qu’elles développent des facultés de se défendre et de se reproduire en fonction de leur environnement. Il émane d’elles des particules qui alertent leurs congénères lorsqu’un danger se présente ; c’est merveilleusement étonnant…

Pendant ce temps-là, à marée montante, des parfums d’iode viennent chatouiller les narines des deux bavards. Ils se laissent imprégner. C’est du bonheur.

Elle dit :

- L’articulation entre la matière et la vie c’est ce qui est sensible ?

Il réfléchit.

Elle dit encore :

- On sait ce qu’est un hologramme mais son essence reste pour moi mystérieuse. Un hologramme peut-il discuter comme nous le faisons, et si je te prends la main est-ce que nous sommes toujours des hologrammes ? …

Ils ne résistent pas à la perspective d’une promenade qui les mène en contre haut du rivage, dans les embruns et le soleil. Les nuages, discrets, se contentent de décorer le ciel en glissant leurs formes changeantes au gré du vent et ici, le vent est rarement absent.

La Vieille Dame laisse venir ses idées.

Elle dit :

- On peut dire que la rupture ultime qu’est la mort a hanté tous les esprits depuis toujours. Nous évoluons entre deux énigmes : la naissance et la mort.

« Les Celtes ont laissé un message transmis d’âge en âge par les Druides :

Le nombre Un, le trépas, la nécessité unique**,

récite la Korrigane ; je n’ai pas fini d’en entendre parler … »

Thomas, grâce à la Vieille Dame, s’est intéressé à la philosophie celtique. Lui, le gars des Mauges, devenu parisien, trimballe un vieux fond gaulois qui reste en pointillé derrière une épaisse couche de culture latine inculquée par l’école de la République.

« Il reste dubitatif ; constate la Korrigane. Cette différence entre les hommes et les femmes face à la mort, à la vie, à l’amour, motive depuis toujours ses réflexions. L’« éternel féminin », dans la littérature au moins, guide un questionnement masculin sur les mystères de la vie. »

Thomas, empli d’un questionnement qui lui sert de colonne vertébrale, progresse dans ses cogitations par à-coups.

Il dit :

- Toutes les civilisations ont construit des récits pour expliquer la naissance, pour expliquer la vie, pour expliquer la mort.

La Vieille Dame est souvent de plein pied sur les approches diverses qu’ils évoquent, quand ils sont ensemble, de toutes ces choses de la vie.

Elle dit :

- Pour ce que nous en savons, dans les premiers temps de l’humanité, le règne sur les esprits de la « Grande Mère » créatrice de la vie codifiait les relations humaines.

« Voilà ce qu’il me faut retenir, décide la Korrigane, l’humanité n’est humaine que dans la mesure où elle est organisatrice des codes et des lois utiles à tous et à chacun, pour les préserver les uns des autres quand c’est utile, et pour les aider à intervenir dans les champ de la créativité et de l’organisation des espaces nécessaires à la vie. Ils sont en charge de l’organisation du monde. »

Thomas légèrement amusé, l’écoute avec, en coin, un sourire provocateur

- Je sens qu’est en train de se réveiller en toi la femme sauvage qui s’est débrouillée toute seule dans la vie.

La Vieille Dame non moins amusée, lui adresse un sourire malicieux.

Elle dit :

- Tu connais la légende de Dahud*** ?

Il dit :

- C’est toi qui me l’as donnée à lire ! C’est elle la Femme de l’Autre monde, celle dont le Père, Gradlon, n’a pas réussi a ramener sa femme Malgwenn sur ses terres ; il a échoué également avec leur fille Dahud ; elle est morte à son tour, emportée dans l’Autre Monde, par l’Océan dans lequel sa Mère, avant elle, avait été ensevelie. Pauvre Gradlon, il a souffert mille morts sa vie durant.

Elle sourit.

Elle dit :

- Tu connais tes classiques. Te souviens-tu qu’un jour tu m’as dit : Dahud c’est toi !

Il en est toujours convaincu.

Il dit :

- Il paraît que chacun de nous soutient son existence d’un mythe qui ne se dévoile qu’un peu à la fois, au fur et à mesure de nos existences.

« Les mythes sont l’expression des avancées des civilisations, chacun s’y retrouve en miroir. Ça aide. Mais il y a des mythes guerriers et mortifères, comme celui du Führer, qui n’existent que pour être posés comme problème à résoudre, se dit la Korrigane. Et elle pense à la Grande Mère Gaïa, à Gwenc’hlan à Taliesin, à Merlin, à Sidharta, à Boudha, à Isis, à Jésus, à Marie, et naturellement, à Dahud, tous ceux-là qui ont montré de quelle manière chacun peut accomplir sa destinée, échapper à sa disparition, œuvrer pour un accomplissement mystérieux, sans doute pour préparer une métamorphose qui permettrait à l’humanité d’accéder au Gwenved, ou à tout autre paradis inimaginable»

La Vieille Dame se tait un peu.

Elle dit :

- Il me semble que le livre « Femmes qui courent avec les loups » de Clarissa Pinkola Estès témoigne bien de cette évidence.

Il acquiesce.

Il dit :

- Il a été traduit dans la plupart des langues du globe. Il a effectivement une audience universelle. C’est un fait.

Ils font quelques pas en silence, baignés dans l’air frais d’une lumière qui chante la beauté du monde, qui appelle au delà des horizons connus.

Il dit :

- Je suis curieux de savoir quel lien tu fais entre la Grande Mère des temps anciens, après elle Dahud, et « La » femme de nos jours.

Elle se tait un moment, happée par ses longues réflexions solitaires ; répondre à Thomas demande parfois un effort.

Elle dit :

- Dahud n’a pas réussi à exister. Son Père l’a laissée mourir, sur les conseils d’un guide spirituel qui s’autorisait du Dieu des Chrétiens. Les traces historiques de Gradlon date de cette époque des 4ème, 5ème siècles, c’est à dire au moment où le christianisme se répandait en Armorique. La légende évoque la lutte de la nouvelle religion contre les anciennes coutumes qui honoraient encore la Femme à l’égal de l’Homme, et en toute différence avec lui. Depuis ce temps-là, le monde n’a été construit que par l’homme masculin, il me semble. L’homme s’est dit le maitre chargé de mission par un dieu qui l’a adoubé. On n’est jamais si bien servi que par soi-même …

« L’esprit de Thomas, s’est construit au cours de plusieurs siècles de domination masculine sur le monde des idées, comme pour laisser à la femme le monde de la création. Je me demande bien ce qu’il peut répondre, lui qui ne croit pas en Dieu : Il ne va pas pouvoir se mettre à l’abri derrière sa religion ni parler au nom de sa foi. La Korrigane l’attend, passionnément »

Alors Thomas va se défendre.

Il dit :

- Sais-tu que deux ovules peuvent donner naissance à un Bébé, alors que deux spermatozoïdes en sont incapables. Seules les femmes peuvent se reproduire entre elles. Ça c’est la science ! Le vrai pouvoir est détenu par les Mères. Non seulement elles mettent les enfants au monde mais sans elles, leurs soins et leur amour, le Bébé mourrait. Et si elles n’y mettaient pas du cœur, le Bébé, on le sait, ne se développerait pas normalement au cas où il survivrait physiquement. Le pouvoir de la Mère se redouble du pouvoir de la Femme qui élève son enfant. Elle l’élève et elle l’aide à grandir. Nous sommes tous tributaires de nos mères, toi et moi aussi bien. L’homme sensé dominer la femme, çà ! C’est un mensonge !

«Indéniable, pense la Korrigane, ce sont des faits. Intriguée elle guette la réponse de la Vieille Dame »

La Vieille Dame ne veut pas blesser l’homme qui tout à coup s’est senti démuni, accusé, mis en cause.

Elle dit

- Le pouvoir, Thomas ! C’est le vrai dilemne ! La Mère donne la vie. La femme donne l’amour, à l’enfant d’abord. Je me demande toujours comment est née la guerre des sexes ? Il me semble que la légende de Dahud nous le dit très bien. Depuis que les hommes ont inventé un Dieu Tout puissant créateur du Ciel et de la Terre et de tout ce qui existe, nous y compris, L’Homme masculin s’est mis à parler à l’abri du Dieu créateur, en son nom, tous ensemble comme un seul Homme pour mieux codifier la vie, et se rendre Maître des femmes. Elles sont de « l’Autre monde », elles ne doivent pas gêner l’HOMME ni le concurrencer dans sa conquête du pouvoir. Toi, l’homme, moi, la femme nous ne vivons pas sur les mêmes données de base et nous ne défendons pas toujours les mêmes causes. Personne ne semble vouloir le savoir.

« Bien sûr, approuve la Korrigane ! Je me demande ce qui pousse certains hommes à tuer leurs femmes physiquement et mentalement. Il y a en ce moment des faits divers à répétition qui en disent long sur la question. »

Thomas et la Vieille Dame échangent un regard inquiet. Ils tiennent l’un à l’autre. Ils veulent préserver des liens qui résisteront à leurs divergences, sans pour autant entraver la sincérité de leurs propos. Ils ont une longue histoire d’amitié à défendre et à protéger.

Il dit :

- J’ai toujours trimballé une question sur la différence qui nous sépare, un homme, une femme. Je ne me sens pas dans un registre de domination ni de rivalité. Le mystère de la féminité m’attire et m’inquiète.

« Sa mère a sans aucun doute réussi à l’aider à s’élever, propose la Korrigane, pédagogue futée dans sa catégorie, qui sait qu’un enfant ne se domine pas mais qu’il s’imprègne du souci qu’ont de lui ses parents et que c’est ça qui l’élève, au vrai sens du mot »

La Vieille Dame essaie la légèreté de l’intonation de sa voix en contre poids de la gravité de son propos.

Elle dit :

- Les textes celtiques, dans la légende de la ville d’Ys parlent du « fardeau d’amour » que doivent porter ensemble un homme et une femme. Dans les contes initiatiques gallois qui nous sont parvenus, Rhiannon**** a choisi pour époux Pwyll, Prince de Dyvet parce qu’il s’est montré capable de remplacer son double dans le royaume des morts. Et tout part de la capacité de la femme à se choisir un époux. Il y faut beaucoup de clairvoyance, de perspicacité et une solide éducation des femmes.

« Dans le « Chant des séries » rapporté par Hersart de la Villemarqué dans le recueil « Barzaz Breizh » le nombre UN, que l’enfant du Druide apprend, représente La Mort, La Nécessité Unique. Le Deux représente deux beaux bœufs attelés à une coque. La coque de la vie sans doute, se dit la Korrigane ; et ils doivent s’y mettre à deux. Le chant ajoute : Voyez la merveille.»

Thomas hésite.

Il dit :

- Je concède que la virilité masculine bien consolidée par le triomphe des guerriers, par les victoires des dieux et des ancêtres, par tous ceux qui croient pouvoir dominer la mort en la donnant, ultimement en se passant des femmes, est un vieux tropisme qui rend l’homme masculin esclave de son idée. Il a érigé son pénis en phallus, dont Freud a dit que les femmes le lui enviaient.

« C’est lui donner une importance qui lui permet de contrebalancer le pouvoir de la Mère, suggère la Korrigane, dubitative quand même … »

La Vieille Dame hésite. Une idée en entraine une autre.

Elle dit :

- Ce qui résiste chez la Femme, c’est qu’existe la possibilité de l’Autre Monde. Elle s’y réfugie. Elle y échappe à l’esclavage et à la domination. Enfin, c’est ce que je pense. Il me semble que je m’y suis personnellement mise à l’abri. J’ai ainsi contourné bien des difficultés.

Elle se tait un moment. Curieux de ce qu’elle va dire, Thomas attend ; il n’est pas pressé. Il sait qu’elle ira au bout du bout de son idée. Il craint et espère en même temps ce qu’elle va dire.

Elle dit :

- C’est d’être consciente de ma lignée bretonne qui m’a donné l’idée de l’Autre Monde. Le cœur, mon cœur y est. Tu n’imagines pas quel bien tu m’as fait quand tu m’as dit : Dahud, c’est toi. Je m’y suis reconnue. Les mythes soignent et je ne suis pas seule à le dire.

« Ce sont des miroirs, pense la Korrigane. Ils brisent l’isolement. Ils sont ce reflet qui donne à partager un même destin, à rompre l’isolement mortifère que tous fuient, chacun à sa manière»

Il dit :

- C’est donc grâce à ce que je t’ai dit que tu as pu apaiser la souffrance de l’isolement dans lequel tu étais prisonnière ?

Elle dit

- Complètement prisonnière. Je ne me voyais pas moi-même.

« Il faut pouvoir se reconnaître dans l’image que renvoie un miroir dans un corps à corps avec soi-même ; c’est ça qui me fait naître … une image de soi, à condition que quelqu’un dise : C’est toi, là, dans le miroir… Et moi alors, personne ne me voit. Je suis quoi dans cette histoire ? Je suis dans l’autre monde sans le savoir ? Invisible et inaudible ! Je ne peux pas dire que je souffre. Je suis en quête de tout ce qui me constitue dans le domaine de la vie de l’esprit et j’accumule tout le bien, tout le meilleur de la création. Je n’ai pas le choix. On dirait que je ne suis que dans l’amour, hors d’atteinte de la mort et de ses cortèges maléfiques. La korrigane, décidément, s’abreuve à toutes les bonnes sources et elle semble s’échapper des images captées par les miroirs »

Compatissant et en même temps curieux, Thomas sourit ;

Il dit :

- Mais « ta » Dahud , elle est orpheline de sa Mère morte en lui donnant la vie. Ce n’est pas ton cas.

La Vieille Dame a beaucoup réfléchi à la question.

- Le Père de Dahud l’a abandonnée ; quand la tempête s’est déchaînée sur la Ville d’Ys, il l’a prise en croupe sur son cheval pour fuir vers le rivage. Le poids de deux cavaliers ralentissait la course. Un tableau d’Evariste Luminais au Musée Breton de Kemper, montre Dahud tombant dans les flots, lâchée par son Père et repoussée par le moine Kaourintin au nom du Dieu des Chrétiens. Dahud est morte noyée, elle a rejoint sa Mère Malgwen dans son cimetière marin. Elle y a été rejetée par le monde masculin, au nom de Dieu. C’est très violent.

Un petit silence ponctue les paroles de la Vieille Dame.

« Essaie d’en dire plus, souhaite la Korrigane. Malgwenn est morte après avoir donné la vie à sa fille Dahud. Que dit le mythe ? La Femme disparaît à l’apparition de la Mère ? : Elle est ensevelie dans les eaux primordiales de la naissance ? Comment le Bébé-fille peut-il survivre à ce triple abandon, celui de la Femme, celui de son Père et celui du Dieu du Chrétien Kaourintin ?. »

Au dessus de leurs têtes un concert de cris explose. Les mouettes jettent une alerte. On se demande d’où vient le danger. C’est très violent, le cri des mouettes.

« Bizarre, s’interroge la Korrigane ; sont-elles branchées sur les drames humains ? Elles en font un raffut ! »

Thomas écoute. Il lutte contre la tentation de suivre le fil de sa pensée plutôt que d’entendre ce que dit sa vieille amie. Parfois il choisit de fuir loin des questions qu’elle évoque, pour retrouver le confort des échanges qu’il partage avec ses collègues, ses amis, ses compagnons. Entre hommes, c’est moins compliqué … peut-être …

« La Vieille Dame sent très bien que Thomas est tenté de prendre la tangente. A chaque fois c’est pareil ; mais elle sait que sa curiosité sera la plus forte, et que, tôt ou tard, il reviendra à la charge. La Korrigane est curieuse de comprendre comment se nouent et se dénouent les relations entre un homme (phallique) et une femme (morte). »

Il dit :

- J’ai l’impression que tu m’accuses personnellement de ne rien comprendre à ce que tu dis.

Elle dit :

- C’est exact. Mais ne te tracasse pas, je me reproche à moi-même de ne pas savoir te rejoindre sur ton terrain. Tu dis : vous, les femmes, je dis : vous, les hommes … Ce que j’ignore encore, au delà de ce que je t’entends dire, concerne ce besoin que j’ai de rompre mes armures et les tiennes.

Ils font quelques pas. Un silence les rapproche.

Il dit :

- De quelles armures s’agit-il ? Tu défends ton ventre et la vie qu’il peut donner, ça je sais. Qu’est-ce que moi j’ai à défendre, hein ?

« Les hommes défendent leur Zizi, un petit bout de chair, qui n’est consistant que lorsque la femme, en rêve ou en vrai, lui promet ou lui accorde une érection qu’il veut sublime, signe de sa puissance, suppose la Korrigane ; il ne pouvait pas laisser la femme régner en maître sur ses propres pulsions, il a sans doute inventé Dieu pour égaler la puissance de la femme à donner la vie. Ils vont tous les deux souffrir, c’est intenable. Ils ne peuvent rien, ni l’un ni l’autre au sort qui leur est fait. Rivaliser dans ce domaine n’a pas de sens. La guerre des sexes est stupide. Ils doivent ensemble trouver des solutions »

Un silence encore.

La Korrigane, attentive, espère. La Vieille Dame laisse venir ses idées ; elle les passe au crible de sa critique

Elle dit

- Tu es mon ami très précieux. Tu n’es pas mon mari. Je ne suis pas ta femme. Profitons en pour comprendre ce qui se passe entre nous. J’ai divorcé d’un homme qui n’entendait rien à mes aspirations. Nous ne croisions jamais aucun de nos regards sur la vie. Nous avons eu des enfants et je suis certaine qu’il les aimait autant que moi. Mais il vivait dans un lieu auquel je n’avais pas accès. Il voulait m’enfermer dans le seul devoir des mères, nourricier de préférence jusque dans les revenus du foyer et de la maisonnée et que pour le reste, je lui fiche la paix ; j’étais seule à gagner nos subsides ; il accumulait les périodes de chômage à une période où les emplois étaient encore nombreux. Il voulait surtout pouvoir me convaincre d’ouvrir les cuisses quand il en avait envie, légitimement, selon la codification établie par le mariage.

Elle se tait un peu ; elle craint d’avoir prononcé des mots trop crus, avec brutalité. Il attend qu’elle continue.

Elle dit :

- Fort de cette culture dans laquelle nous évoluons, avec Dieu Tout-Puissant en tête, l’Eglise, la Royauté déguisée en république, tout ça faisait partie de lui, à notre insu à tous les deux. Il pesait de tout le poids de la société sur ma destinée ; il est resté complètement enfermé dans cette conviction et il me semble qu’il n’a jamais su ce qui me le rendait insupportable. Il n’entendait rigoureusement rien quand je parlais ; ou bien si, peut-être, mais il n’en disait rien, jamais. Je prenais son silence pour de l’absence. A d’autres moments, moins insupportables, peut-être, nous nous disputions. Ma Mère, qui a parfois assisté à nos disputes, me disait de me taire.

Ils font quelques pas en silence. Les mouettes sont reparties à des occupations plus sereines.

« Thomas est porteur de l’autorité. Celle de Dieu, celle de l’homme, celle du Père, celle du roi, voire du Président. Et c’est ce que veulent les gens. L’autorité ! Ce qui fait bonne autorité pour protéger la vie, c’est quand même une bonne chose, non ? Il faut y sacrifier la femme ? La Korrigane, en tant qu’esprit, a du mal à comprendre cette notion d’avoir à sacrifier quiconque pour préserver l’autorité protectrice dont les vivants ont un besoin irrépressible. »

Thomas se demande qui était ce Mari de la Vieille Dame. Il ne sait de lui que ce qu’elle en dit. Il se montre compatissant, encourageant pour qu’elle puisse s’exprimer sans se sentir jugée. Il veut qu’elle se comprenne elle-même et il veut aussi comprendre ce qui se passe pour les femmes.

Songeur, il dit :

- Je sais bien que tu ne demandes pas que les hommes renoncent à leur virilité pour devenir semblables aux femmes. C’est de nos différences que naissent à la fois les conflits et les richesses des échanges. Chacun est bien obligé de tenir compte de la place des autres.

« Et la différence incontournable qui permet à l’autre d’exister, constate la Korrigane, c’est la différence marquée par le sexe. C’est ce qui fait modèle, même pour les homosexuels tentés par l’autre pareil à soi pour en apprendre, peut-être, les subtilités ».

La Vieille Dame rit, un peu.

Elle dit :

- C’est vrai. Ce qui m‘intéresse c’est le moment où une civilisation bascule. La légende de la Ville d’Ys a été construite pour effacer les mythes plus anciens. Dahud y était « la femme de l’autre monde ». Et pour ce que nous en savons, elle protégeait les anciennes coutumes. Les hommes du nouveau Dieu les ont combattues bec et ongles et à certaines périodes jusqu’à commettre des crimes et des atrocités en son nom. Dahud a été sacrifiée sur l’autel de la virilité. Ses nombreux amants étaient présentés comme des victimes de son pouvoir de séduction, anéantis par le désir qu’elle faisait naître. La légende a fait d’elle une putain condamnée à brûler dans les flammes de l’enfer. La nouvelle religion n’y va pas par quatre chemins …

« Je me demande quel était l’intérêt pour les nouveaux convertis de faire de la sexualité un danger, de la bannir comme si le diable en était le seul maître. Dahud, « Femme de l’Autre Monde », semblait être une prêtresse de rituels dûment codifiés, sensés apprendre à tous comment y consentir et comment la pratiquer. Les Celtes avaient mis en place une autre manière de vivre en couple ; le rôle de chacun était autrement défini. C’est la femme qui devait choisir un époux et non pas l’inverse ; elle attendait qu’il s’adresse à elle, personnellement, indépendamment des prouesses qu’il pouvait accomplir pour la séduire. Ensuite ils portaient ensemble le fardeau d’amour. Ce fardeau n’était pas seulement le souci d’élever ensemble les enfants mais d’organiser la vie des clans. C’était tout de même autre chose que de confiner les femmes dans des rôles de mamans ou de putains comme les a programmés la nouvelle religion. La Korrigane qui se souvient, bien sûr, de cette époque révolue, déplore le sort que les nouvelles religions, celles qu’on a appelées les religions du livre, ont fait aux femmes. »

Thomas laisse flotter ses idées sur ces temps très anciens d’une autre manière de vivre la sexualité.

Il dit :

- Tu protèges ton ventre, je protège mon sexe. Qu’est-ce que le fardeau d’amour vient faire dans cette histoire ?

Ils rient. Ils ont bien vieilli, tous les deux. Et la sexualité s’est faite moins insistante au fil des années. Ils ont, chacun pour sa part, franchi des étapes et, cahin-caha, satisfait à des moments de plaisir tout à fait bienfaisants.

Il dit :

- La libération sexuelle a été une drôle d’aventure tu ne trouves pas ?

La Vieille Dame pense que les progrès de la science ont joué leur rôle.

Elle dit :

- Notre époque a libéré les femmes. C’est étonnant ce que la contraception a provoqué. C’est énorme. Le mariage était une prison, pour les femmes plus que pour les hommes. La civilisation est obligée d’évoluer : mais elle le fait parfois à tord et à travers.

« Et ce n’est qu’un début ; la pornographie s’étale partout. Les enfants n’ont plus de questions à se poser, ils voient cette nudité exposée à leurs regards sans qu’une parole vienne lui donner du sens. Ça va être problématique. Entre l’ennui provoqué par la répétition de la même gymnastique sexuelle dupliquée indéfiniment et la violence qui essaie de la pimenter sans y parvenir, l’animalité de l’acte va faire basculer les esprits. La Korrigane pressent que l’humanité va se rebiffer »

La Vieille Dame soupire. Elle lutte parfois contre l’indignation.

Elle dit :

- L’esclavage a sans doute sa source dans la soumission des êtres vivants à l’égard de la sexualité. Durant les deux millénaires de catholicisme romain, la religion a imposé aux gens de n’avoir d’autre objectif que la reproduction de l’espèce, comme c’est le cas pour les animaux. C’est quand même ahurissant non ? Le but des religions était probablement de prendre le pouvoir sur la sexualité pour dominer le monde, à l’envers de la nature de l’homme ; et ainsi ils donnaient un billet pour entrer au Ciel, en agitant le leurre de la Foi en Dieu et à l’inverse ils menaçaient les contrevenants d’un enfer aussi éternel que le paradis.

Thomas en convient.

Il dit :

- Drôle de chose que la vie. Les siècles s’écoulent. Le Christianisme a deux mille ans. Des générations et des générations se sont succédées. Et tu me parles de Dahud. Elle a quatre mille ans peut-être …

Ils partagent un silence. Le soleil descend sur l’horizon. La longue soirée d’été s’éternise sur les tendres couleurs du soleil couchant. La beauté les imprègne.

Elle dit :

- Rien de la condition humaine ne nous est épargné. Nous sommes contraints d’expérimenter sans cesse tout ce qui nous concerne. Nous sommes engagés dans l’exploration tous azimuts des mystères dont nous sommes l’élément le plus achevé, selon ce que nous pouvons constater. Chacun découvre peu à peu son rôle, sa place, son utilité, et chacun met sa créativité au service de cette exploration. Parfois, c’est cette idée qui me donne le vertige.

Ils reviennent tranquillement vers la maison.

Il dit :

- l’histoire répète les mêmes questions existentielles et j’espère bien que c’est dans le but de trouver l’énergie nécessaire pour conquérir de nouveaux espaces et de nouvelles perspectives. Tu parles souvent du triomphe de la vie.

Elle acquiesce. C’est, pour elle qui a affronté la mort de son père, réellement, et dès son plus jeune âge, la réponse durement conquise sur les vertiges d’un abandon que sa Mère, toute entière à son deuil, a ignoré, complètement ignoré. Dans le miroir il n’y avait plus d’image d’elle. Jusqu’à ce que Thomas, le très « Autre qu’elle», le Français tel qu’en lui-même, tranquillement installé dans sa peau, y voit le reflet de Dahud, et jusqu’à ce qu’il le lui dise.

Elle dit :

- Dahud m’a prise par la main et nous avons cheminé. Et je constate que c’est ce qui m’a permis de vivre. Je crois que l’histoire de la Bretagne, mon Pays, dans lequel mes ancêtres les plus lointains m’enracinent, me raconte mon histoire, celle niée par les envahisseurs et les dominateurs qui veulent éradiquer notre existence, nos langues, notre philosophie, notre présence au monde des vivants.

Sur ce terrain-là, Thomas, qui est Français, voudrait dire des tas de choses, très habituelles très conformistes, à partir de tout un amas des raisons du plus fort, ce qui conduirait trop avant dans la soirée, ou encore trop profondément dans des réserves de souffrance insupportables.

Il dit :

- Je reviendrai. On en reparlera.

« Les idées qu’ils remuent me sont toujours aussi précieuses, fredonne la Korrigane. J’ai l’impression d’y prendre de l’épaisseur. »

* « La Nuit celtique. Michel Treguer et Donatien Laurent. PU de Rennes

** Le Chant des séries - Barzaz Breizh - Hersart de la Villemarqué.-

*** La légende de la Ville d’Ys - textes anciens-

**** In « les Mabinogions » : contes initiatiques gallois.

4

DANA

La fantaisie à la bretonne

Thomas est reparti. Comme toujours la Vieille Dame se retrouve seule avec ses livres, ses écrits - car elle écrit - C’est irrépressible. Les longues soirées et les petits matins calmes sont les moments les plus féconds. En profonde Bretagne les soirées sont toujours longues. Elle est sensible à ce rythme des saisons qui allongent ou diminuent les jours pendant que persistent ces temps très longs ou très courts de la nuit. Tout est toujours mouvement, changement.

« Le chant des couleurs sous les nuages donnent à la « farine de l’air »* une existence palpable qui ouvre sur l’Autre Monde, se dit la Korrigane, poète à ses heures ; « Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas »** disaient les Celtes dans les très anciens temps. Ils avaient pressenti, sans doute, l’incessante agitation des bosons, cette particule ultime dont le travail finit par épaissir les conquêtes de la matière, humanité comprise. »

Les découvertes scientifiques incessantes depuis la fin du 2ème millénaire alimentent désormais les Esprits et modifient la planète entière à une vitesse qui semble vertigineuse à la Vieille Dame. Elle n’est pas la seule. Mais elle aime la fantaisie et les flâneries reposantes qui lui donnent des occasions de se refaire une santé.

Dana, sa complice en réflexions partagées, lui annonce sa visite. Il est question d’une dégustation d’huîtres sur les parcs à Cancale. Les partisans des huîtres de Cancale sont toujours en discussion serrée avec les partisans des huîtres de Saint Jacut. Les avis sont également partagés ; la Vieille Dame et son amie Dana vont aller d’une ville à l’autre, par la route côtière de préférence, pour s’exercer à discerner les différences de saveur qui justifient la polémique.

Dana a proposé:

- Ensuite on revient ici et on les déguste sur ta terrasse avec un vrai bon « Gros Plan » des familles, un tout petit peu pétillant. Un vrai délice.

- On fait comme ça aujourd’hui. Parfois j’aime bien emporter des tartines de beurre salé et de me faire servir une douzaine d’huîtres, dans le vent et les parfums de la marée. Les ostréiculteurs les vendent sur place ; on s’assied sur le muret qui borde le parc et c’est fameux.

Elles choisissent quand même la dégustation comparée, à leur retour, sur la terrasse, face à la mer. Et comme d’habitude elles vont en profiter pour discuter.

« Ce qui m’intéresse, pense la Korrigane, ce n’est pas la dégustation et la sensation des saveurs gourmandes. Ce qui m’intéresse, c’est le plaisir qu’elles en obtiennent et de savoir comment il agit sur leur état d’esprit. L’alchimie qui conduit au bien-être me semble digne d’intérêt. Je me demande si les humains sont conscients de ce que les petits plaisirs quotidiens peuvent leur procurer d’apaisement ? Parfois, ils semblent les rechercher de manière frénétique sans jamais les apprécier vraiment, comme s’il en fallait toujours plus, comme si une satisfaction en cachait une autre, comme s’il fallait une longue vie pour arriver à les apprécier tranquillement, vivre pleinement chaque instant, pour en faire une éternité inaccessible à la disparition de la matière. Disparition ou bien métamorphose ? Question non résolue en ce qui me concerne. »

C’est Dana qui conduit. La Vieille Dame préfère. Elle laisse aller ses rêveries sur les étendues bien cultivées, bien entretenues ; les cultures maraîchères font la richesse du Pays. Au fil du parcours, elles échangent des considérations.

Dana, ces derniers temps, a exploré les philosophies bouddhiques. A la suite des guides spirituels qui organisent des rencontres en France comme partout dans le monde, elle s’informe à sa manière, en plongeant dans le vif du sujet jusqu’à passer à la pratique de la méditation et à organiser des rituels où la réflexion surgit entre les participants après que des textes soient lus et commentés.

« Elle fait ça très bien, apprécie la Korrigane. Elle semble chercher le lien entre le geste et l’idée qui le sous-tend. Elle essaie de plier son corps à des disciplines de pensées dans l’espoir de mieux maitriser les pesanteurs et peut-être les souffrances qui plombent ses activités. C’est une exploratrice-née. »

La Vieille Dame, que la vie a plutôt malmenée, a conscience de n’avoir pas su faire comme elle l’aurait voulu.

Elle dit :

- Drôle de chose que la vie ; On y évolue en aveugles poussés par le besoin de comprendre toujours mieux ce qui se passe, ce qui s’est passé et pour essayer d’apercevoir ce qui va se produire. Suis-tu l’opération Rosetta ? Les savants européens y travaillent depuis des décennies !

Dana ne répond pas tout de suite, occupée qu’elle est à doubler un camion rempli de choux-fleurs.

« Et pendant ce temps-là, Philae, un module d’exploration va se poser sur la comète Tchouri qui nous rend visite régulièrement. La mission « Rosetta » après des années de préparation et après un très long voyage long de dix années, va fournir à nos savants de nouvelles informations sur l’apparition de la vie sur Terre. Peut-être. La Korrigane se demande comment de nouvelles informations sur cette question peuvent contribuer à l’évolution des civilisations. »

La Vieille Dame pense à Philae, aux astronomes qui ont conçu le projet, à leur impatience et à la sienne.

Elle dit :

- Pourvu que l’opération Rosetta réussisse !

Dana a remis la voiture sur la bonne voie. Elle n’a pas perdu un mot de son amie.

Elle dit :

- Oui ! Drôle de chose que la vie. Philae explore l’univers, les savants en attendent de nouvelles informations et ils doivent être bigrement excités en ce moment, à la veille de l’atterrissage sur la comète, et nous, nous allons de Saint Jacut à Cancale pour déguster des huîtres. Comment on fait le pont entre tout ça ?

Elles rient.

« Elles sont ravies, souligne la Korrigane. L’exploit accompli est aussi le leur, non qu’elles y soient pour quelque chose. Mais les savants sont tout de même portés par tous les peuples, de manière mystérieuse, du seul fait d’avoir en commun, inhérent à l’humanité, l’élan qui soutient la soif de connaissance. C’est une communion. Sûr que la radio et la télé et tous les médias vont y aller d’une vraie communication, cette fois. C’est toute l’Europe qui est à l’honneur.»

La Vieille Dame dit :

- Dans une autre vie je m’intéresserai à l’astronomie. As-tu remarqué que l’observation du ciel a fini par suggérer aux gens de baptiser les planètes, les étoiles ? As-tu remarqué que l’astrologie y a trouvé une occasion de les personnifier et d’y découvrir des destins personnels selon leur position à la naissance de chacun. L’humanité, partout dans le monde a eu ce réflexe.

« Probablement, pense la Korrigane, que c’est un besoin irrépressible de se sentir faire partie de l’univers entier tout en sachant que chacun est particulier, enfermé dans un corps lourd et encombrant, qui n’avance qu’en mettant un pied l’un devant l’autre. Et la réalité se met à dépasser la fiction quand l’hypothèse et le pressentiment se vérifient scientifiquement. »

Dana, habituée aux fantaisies de la Vieille Dame, rit encore.

Elle dit :

- Mon dernier copain en date était si installé dans les vieilles habitudes de pensées entre convictions partisanes et univers bien traditionnel qu’il ne croyait absolument pas que l’homme ait pu atterrir sur la lune. Je me demande ce qu’il va penser de Rosetta.

La Vieille Dame hausse les épaules.

Elle dit :

- Les chiens aboient, la caravane passe.

« Bien sûr bien sûr, fredonne la Korrigane. Chacun manifeste ce que la nature lui a donné à faire. Les chiens aboient pour participer à leur manière. Soyons tolérants. »

La Vieille Dame, tiraillée entre les huîtres, le bouddhisme, l’astronomie et l’astrologie, l’opération Rosetta, la caravane qui passe et les chiens qui aboient, court après une idée qui la taraude, en toile de fonds depuis toujours, un peu comme un fil d’Ariane qu’il lui faudrait dérouler. Drôle de chose que la vie, vraiment !

« En conclusion, précise la Korrigane, la mission Rosetta a pleinement réussi. La moisson des informations recueillies est conforme au programme. Comment donc est née la vie ? Là est la question ! L’humanité cherche les premières cellules de notre origine. Le big bang a-t-il tout programmé ? »

* Civilisation celtique

** Civilisation celtique

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5

ALAIN

Son (Juif) français Préféré

La Vieille Dame apprécie Alain. Il fait partie des gens qu’elle aime rencontrer. Les échanges ne sont pas toujours simples ni faciles. Alain est très puissamment enraciné dans des convictions, pour l’essentiel autour de l’absolue nécessité d’encadrer fermement les esprits dans la croyance à un ordre supérieur. Il préconise le respect du chef qui, au nom du bien être des populations, doit diriger la famille et la nation. Alain veut croire à un ordre hiérarchisé. Alain est Juif et la Vieille Dame se demande de quel poids pèse son origine culturelle sur son respect des lois, de l’autorité et de la hiérarchie.

« Il me semble, pense la Korrigane, que pour lui, la nature humaine est sujette à des dérives absolument désastreuses dont la succession des guerres, des atrocités, des massacres donnent à vivre une horreur inhumaine. La seule protection possible qu’il préconise est le recours à la loi qui doit être inspirée par le Bien commun. Il est très légaliste et légitimiste. C’est sans doute en raison de l’histoire du peuple juif. Depuis deux mille ans, c’est une succession de persécutions, d’errance, de pogroms en déportations, dont la dernière en date avec la shoah a atteint les sommets de l’horreur. Comment survivre ? »

Ce jour-là, il est de passage et il a invité la Vieille Dame dans un restaurant qui ouvre ses grandes baies vitrées sur Cézembre et le Grand Bé au large de Saint Malo. Les mannes de Chateaubriand y reposent face au large et sa présence soutient la Vieille Dame dans ses réflexions. Confortablement installée devant une assiette de fruits de mer particulièrement alléchante, elle se prépare à un échange soutenu avec Alain. Ils attaquent d’un même mouvement et le contenu de leurs assiettes et le sujet d’une conversation jamais achevée, reprise à chaque rencontre.

Elle dit :

- Alors, que deviens-tu, mon Juif préféré ?

Il dit :

- Et toi vieille Bretonne iconoclaste ?

« La Vieille Dame adore l’humour juif, constate une fois encore la Korrigane ; L’échange commence bien »

Il dit :

- Toujours aussi têtue, hein ?

La Vieille Dame est d’emblée dans le bain de la discussion.

Elle dit :

- Et toi toujours aussi macho ?

Rien ne le trouble. Il est très loin de se sentir le macho qu’elle interpelle. La provocation est d’usage entre eux.

Il dit :

- L’athéisme, ton athéisme est un fléau. Tu idolâtres tes divinités celtiques et tu es prête à tout leur sacrifier, comme d’habitude.

« Le jeu commence bien, suppose la Korrigane »

Dans les profondeurs du regard de la Vieille Dame, une étincelle malicieuse promet des réparties savoureuses.

Elle dit :

- Tu fais ton Juif hein ? Fier de quatre mille ans d’histoire, fier des genèses, des Torah et de toutes les idées et les réflexions qui ont forgé la culture occidentale, qui ont fait des petits avec le Christianisme puis le Catholicisme romain, puis l’Islam puis le Christianisme orthodoxe. Tout ça a proliféré partout dans le monde …

« Le monde des idées est fascinant, soupire la Korrigane qui s’apprête à glaner toutes les perles possibles et imaginables »

Le jeu des couleurs du Muscadet dans les verres retient le regard d’Alain ; il prend le temps de se désaltérer, fraicheur et délices (!), avant de poursuivre.

Il dit :

- Tu fais bien ta Bretonne, toi, avec les quatre mille ans de ta Dahud, de ton Autre Monde, de tes Druides et de leur refus de l’écriture.

Le sujet est sensible.

Elle dit :

- Tu veux nous faire passer pour des innocents ?

« Les Druides avaient pressenti que l’écriture, les écritures, figeraient les idées, les pensées, pour des millénaires. L’écriture était réservée, chez eux, aux contingences matérielles, aux comptes des marchands, aux épitaphes. La Korrigane hésite encore entre les bienfaits et les méfaits d’un tel choix. »

Alain fanfaronne .

Il dit :

- Touché ? Qu’est-ce que tu as contre l’écriture, toi qui écris comme on parle ?

Elle s’ingénie à se défendre. L’attaque serait une bonne solution ?

Elle dit :

- Comme ça tu fais le perroquet, tu répètes tes leçons et tout est dit ?

« Il lit et commente à l’infini les livres sacrés ; les Juifs y consacrent chaque jour un peu de leur temps. Ils sont imprégnés de leur culture. Pour sa part, elle écrit comme on parle et croit sauver les mots en les écrivant. Ils sont tous les deux savants de ce qui leur a été transmis. C’est l’envers et l’endroit de la même médaille, rigole la Korrigane. »

Ce n’est pas le moment de se laisser abattre.

Il dit :

- Tu vois où ça vous a mené, vous, les Celtes ? Vous étiez répartis sur toutes les terres d’Europe, de l’Oural à l’Atlantique et jusqu’en Asie Mineure avec les Galates; on découvre en ce moment que vous parliez tous la même langue, et si on ne se trompe pas, vous étiez les premiers européens. Que de temps perdu en guérillas et en bagarres affreuses pour en arriver aujourd’hui à des essais mal agencés entre des pays qui ont oublié qu’ils étaient des Celtes de la première heure. A force de bagarrer à tord et à travers, sans jamais se soumettre à un commandement commun, vous n’êtes plus que quelques petits peuples éparpillés sur l’arc atlantique, des vaincus de la grande histoire.

« Il n’a pas tord, tout de même. A moins que les Celtes qui ont essaimé partout dans le monde et qui ont réussi à exister derrière leurs cornemuses, leurs danses, leurs légendes, leurs mythes et leur histoire intemporelle poursuivent un dessein incompréhensible à l’esprit romain des Césars et autres Napoléons, voire aux Juifs, note la korrigane »

La Vieille Dame organise sa défense.

Elle dit :

- Tu crois dur comme fer que la raison du plus fort est toujours la meilleure ? Regarde comme les empires, qui naissent d’une volonté guerrière magnifiée par leurs chefs qui y ont intérêt, vivent et s’écroulent répétitivement depuis des siècles ? Nous les Bretons et autres Celtes, on a voulu nous faire disparaître, nous effacer ici même, dans notre belle Bretagne. A l’école on nous disait français. et on nous enseignait « nos ancêtres les Gaulois » comme si notre origine bretonne devait nous y opposer. Invraisemblable : Les Gaulois sont des Celtes !

« Les français en connaissent un rayon dans l’enfumage intellectuel ! Ils sont victimes en ce moment des leurres qu’ils ont mis en place depuis quelques décennies et nous ont conduit de catastrophe en catastrophe, depuis que les Romains leur ont insufflé le goût des empires. Ils sont devenus des « latins » pour les plus lettrés d’entre eux, des catholiques romains pour les croyants et les fidèles, et les gouvernements successifs, royauté, empire puis république ont exploité les provinces jusqu’à leur assimilation la plus radicale et la plus mortifère. La Korrigane en sait quelque chose, dans sa lutte pour maintenir son appartenance bretonne et celtique. Elle a besoin de cette cohérence pour constituer son immortalité »

Alain, lui, n’a rien perdu de son héritage. Il est héritier de la culture juive, c’est comme ça.

Il dit :

- Tu crois que c’était mieux quand les idoles servaient d’excuses aux massacres de qui ne les honoraient pas, et morcelaient les populations autour de chacun son clan en guerre contre les autres ? Un seul Dieu doit unir le monde même si personne n’y croit, comme moi. C’est seulement le seul centre possible pour l’esprit humain de la même manière que le soleil est le seul centre de notre galaxie.

La Vieille Dame essaie de trier ses idées dans la bousculade qui s’agite soudain sous son scalp. Cet Alain, tout de même, a le don de la mettre en ébullition.

Elle dit :

- Alain ! Satellite du soleil ! Satellite d’un Dieu improbable ! Et quoi encore ?

Un éclat de rire les rapproche.

Il dit :

- N’oublie pas que de tout ce mouvement des civilisations celtique, juive, grecque et latine, a quand même donné, ultimement, à la République française l’idée de proclamer les Droits de l’Homme et du Citoyen, ce qui devient peu à peu une valeur universelle !

« Ça c’est envoyé proclame la Korrigane. Il ose ! »

La Vieille Dame s’amuse.

Elle dit :

- Je te demande si ça justifie les guerres de religion, les massacres comme les génocides et la shoah surtout ; Je te demande comment les persécutions se justifient au nom de ton Dieu ? Où est le leurre, dis-moi ?

Soudain, le silence.

« Elle ne recule devant rien, la Vieille Dame. Des parents d’Alain ont été envoyés à Auschwitz, ils y ont été torturés, gazés, brûlés. Il reste le seul survivant de sa lignée. La Korrigane se demande comment il peut réagir. Les mots peuvent blesser profondément, il y a des mots qui tuent. »

Silence de mort …

La Vieille Dame a cessé de manger. Elle se reproche d’avoir tourné le couteau dans la plaie. Elle s’accuse d’être bourreau avec les bourreaux. Elle sait qu’elle va regretter ses paroles qui réveillent chez Alain les décennies de persécution dont les Juifs ont fait les frais. Et l’antisémitisme renaît de ses cendres, de siècle en siècle.

Alain décortique une langoustine, dûment assaisonnée de mayonnaise et la déguste soigneusement.

Il dit :

- Délicieux !

La Vieille Dame retient son souffle. Comment faire et que dire ? Le silence sur cette torture est peut-être la meilleure des choses ?

« Trop tard ! Il a entendu, constate la Korrigane ; et ça lui vrille les chairs. Il faut qu’il fasse triompher la vie, coûte que coûte. Et dans ce cas il n’y a que la parole. »

La Vieille Dame attend.

Alain prend son temps. Il reprend son souffle. Il apprécie la Vieille Dame et il savait bien qu’un jour elle oserait mettre l’accent sur cette blessure toujours ré-ouverte. Il lui sourit :

Il dit :

- Écoute ! C’est toi qui le répètes. Nous n’avons que la parole. Mais il faut une Parole ajustée à la justice, et à l’amour, pour qu’elle fasse bonne autorité. Il faut que ce soit une Parole qui nous protège tous des horreurs. Je crois que c’est pour ça que le Dieu unique inventé d’abord par les Juifs est appelé « Le Verbe ». Le « Verbe » précise l’action. On dit que le verbe Aimer est le phare du monde, de la création toute entière. La parole raconte l’action et si ce n’est pas une parole juste, elle noie le propos et celui qui l’énonce. Elle fait dériver des nations entières vers des atrocités sans nom, innommables.

La Vieille Dame remue les crevettes qui, dans son assiette, sont devenues immangeables.

Elle dit :

- J’aurais dû me taire. Face à l’horreur, le silence semble la seule solution. C’est une limite difficilement franchissable. On suffoque d’angoisse et la tragédie n’a pas de nom. Comment survivre ?

« Peut-être bien, s’interroge la Korrigane, qu’à certains moments il faut seulement suivre ses pieds et je suppose que le corps est fait pour ça, pour marcher, pour grignoter le temps qui est sensé effacer l’insupportable. La souffrance est liée au temps et à la matière ? Elle s’exprime quand même très lourdement dans la souffrance psychique comme disent les Psy … »

Alain hoche la tête.

Il dit :

- Le poids de l’histoire pèse sur chaque peuple. Chez nous ce poids est indépendant de la géographie. C’est comme si nous ne pouvions pas ne pas être Juif, aux yeux des nations qui nous adoptent. Notre assimilation est absolument inconcevable dans l’état actuel des choses. Certains parmi nous ont pensé qu’il nous fallait un pays à nous, situé géographiquement, sur notre terre historique. Nous voulions offrir un lieu sûr à une diaspora dispersée aux quatre coins du monde, exposée aux persécutions. Et nous sommes retournés en Israël, notre terre promise, qui n’était plus guère qu’un désert de pierre et de sable, la Palestine. Au départ ça se passait plutôt bien. Mais la politique s’en est mêlée.

La Vieille Dame serait plutôt du même avis.

Elle dit :

- Pourquoi pas garantir à chaque peuple un territoire dans lequel développer les activités qui lui permettent de vivre, prospérer et participer, ce faisant, à l’aventure de la planète ? Chacun selon ses particularités? Les frontières sont protectrices des différences et leur permettent de s’y manifester, de les explorer, de les enrichir et de travailler de manière créative, innovante et communicable échangeable; Une mondialisation réussie passe par une organisation géographique du monde. On va y être contraints.

Alain, prudent, laisse errer ses questions, innombrables.

« Il pense à tous les grands prophètes dont l’histoire a été et est encore dûment commentée et enrichie par des générations de rabbins, de moines, d’Imams et autres religieux ou philosophes de tous poils, tous très savants. Chacun pour sa part a refait le monde et livré aux populations une exégèse en forme de phare pour éclairer les esprits et mieux organiser la vie sur terre ... La Korrigane est toujours partie prenante pour se nourrir à toutes les sources. »

Alain pense que, sur un coin de table, au cours d’un agréable déjeuner, et qui plus est face au large qui appelle l’évasion, la conquête d’espaces infinis, rêve et réalité mélangés, la réflexion qu’il partage avec la Vieille Dame risque d’aplatir les perspectives.

Il dit :

- Trop vaste question. Tout le monde est dépassé en ce moment. Et les problèmes sont mal posés. Je me demande si les temps que nous vivons ne nous conduisent pas à un effroyable chaos. Les questions de vie, de survie et de mort s’entrechoquent dans tous les pays.

La Vieille Dame a des choses à dire. Elle ne veut pas laisser Alain dans un refuge savant que la complexité des problèmes à résoudre réclame.

Elle dit :

- Les idées, tout le monde en a plus ou moins. Et de toi à moi si notre échange ne sert à rien, il partira aux oubliettes et ce n’est pas bien grave. Mais si toi et moi sommes porteurs de créativité dans le domaine de nos idées, nous en rencontrerons d’autres qui de proche en proche traceront peu à peu un chemin utile.

La Vieille Dame s’empare d’une huître, y pose une goutte de vinaigre à l’échalote et déguste le tout, avec un plaisir qu’elle ne dissimule pas.

Alain en est à décortiquer l’araignée de mer qu’il appelle du crabe, ignorant qu’il est du nom exact de ces fruits de mer qui emplissent son assiette.

«Ils savent très bien tous les deux, soliloque le Korrigane, que le temps qu’il faut pour déguster ce genre de nourriture leur permet de s’éterniser à table, et de bavarder à loisir »

La Vieille Dame cherche quels liens profonds leur permet de pouvoir échanger des réflexions jusqu’à prendre le risque de heurter leurs sensibilités, à l’un comme à l’autre.

Elle dit :

- J’ai toujours fraternisé avec toi ; je me pose la question de savoir pourquoi. J’ai bien quelques idées sur la question …

Il l’encourage du regard.

Elle dit :

- C’est comme si nous pouvions fraterniser sur les quatre mille ans d’histoire qui nous ont programmés chacun dans un contexte différent. Tu es Juif, je n’ai pas le droit d’être officiellement bretonne. La politique t’interdit de ne pas être Juif ; la politique m’interdit d’être Bretonne ; ni toi, ni moi ne pouvons nous y résoudre, c’est contre nature.

« Leur sort commun est d’être enfermé dans une image que d’autres, les élites parvenues au sommet du pouvoir, leur impose. Pour devenir citoyen dans une nation, les gouvernants ont décrété qu’il fallait anéantir l’appartenance à une origine. La Korrigane pense que cette assimilation est idiote, sortie du cerveau des esprits rétrécis de petits chefs qui ont besoin de commander à des foules bien alignées sur le même principe. »

Alain se bat autant avec ses idées qu’avec le bulot qui lui résiste du fond de sa coquille.

Il dit :

- Je mesure mal la souffrance des peuples contraints, comme le tien, de se démettre ou de se soumettre à la raison de plus fort qu’eux. Quand il s’agit d’une appartenance à une communauté d’idée, comme celle de la religion juive constamment développée et entretenue, elle devient indestructible dans n’importe quel lieu et dans n’importe quelle condition.

«La question de la souffrance est primordiale se dit la Korrigane. L’insupportable sert de mur infranchissable à l’assimilation. »

La Vieille Dame soupire.

« Dans l’histoire très ancienne des peuples ont erré et se sont finalement rassemblés sur des territoires géographiques qui les ont façonné autant qu’ils l’ont, ensemble, organisé, administré, constate la Korrigane »

La Vieille Dame dit :

- Il me semble que de se parler à l’intérieur de chaque groupe humain, avec des langues qu’ensemble nous avons forgées de proche en proche, a tissé ente nous des liens subtils de partage, de compréhension, d’empathie. Quand on y pense chaque langue est une construction commune, fraternelle, un mouvement d’ensemble qui administre les valeurs au fur et à mesure des besoins de justice, de liberté et de bien-être pour chacun et pour tous. Et chaque langue évolue à sa guise, comme un vaisseau sur sa lancée au grand large. Des échanges de proximité qui élargissent la compréhension entre des manières différentes de dire les choses de la vie est une subtile alchimie dont on a du mal à mesurer les profondeurs, sauf devant les souffrances criantes des gens. Chez nous le gallo a été un compromis entre le Gaulois, le Breton, le Grec, le latin et le français naissant. Quand la politique s’en est mêlée le rythme des évolutions a été brisé et le gallo est devenu le rempart entre le Breton et le français, chacun bagarrant de son côté, luttant contre les interdits et les humiliations de la défaite.

« Le Gallo contient encore, disent les spécialistes, plus de 20% de mots bretons. La langue française contient pour sa part une bonne proportion de mots celtiques, dits gaulois par les historiens, précise la Korrigane ».

Alain pense à tous les gens savants et exégètes de tous poils qui scrutent et parlent les plus anciennes langues. Les Juifs eux-mêmes qui parlent Hébreux, qui l’ont fait évoluer n’ont jamais perdu le fil de leur histoire.

Il dit :

- Tous les Juifs qui le souhaitent ont accès à nos langues. Notre langue est notre pays, notre univers offert en partage à chacun. Nous y sommes plus à l’aise pour continuer à commenter les versets de nos livres saints, pour comprendre comment la vie peut triompher, comment le mal s’infiltre partout et plombe nos destinées.

« Ici, dans le monde celtique, les gens doivent compter avec l’abêtissement subi durant plusieurs générations, constate la Korrigane. Quand un enfant est contraint d’ignorer la langue de ses parents et grands parents, qu’il est menacé de punition et humilié publiquement s’il désobéit, il est démuni et isolé, en perdition dans un monde où chaque mot de la nouvelle langue imposée s’ajuste mal au partage, à la compréhension mutuelle et l’héritage est falsifié. Il est obligé de restreindre le champ de sa communication à des gestes et à des signes qui sont difficiles à interpréter tant la rigueur extrême de la répression interdit l’usage d’une sensibilité à l’autre, prohibée par la nécessité de maintenir une distance au service de l’autonomie des personnes. Il faut avoir vécu cette torture physiquement pour y comprendre quelque chose. Et si je veux trouver ma frontière avec le monde de la matière, je dois connaître les effets que la souffrance y imprime.»

La Vieille Dame pense à ses parents et Grands Parents qui la poussaient à bien parler français, qui, douloureusement, la privait des subtilités de leurs échanges et qui parfois, lui demandait d’interpréter pour eux les directives françaises obscures et mal assimilées.

Elle dit :

- Je devenais leur très lointaine référence dans un monde à l’envers ou l’enfant doit instruire ses parents, et vite devenir savant pour échapper à l’humiliation et à la punition. Ils étaient démunis, à court d’argument dans la nouvelle langue imposée à marche forcée par le pouvoir, par l’école. Notre langue n’était plus qu’un patois. Et le goût du blé noir à la base de notre nourriture a pris goût de misère. Combien de générations ont souffert et souffrent encore de cette déperdition insensée, c’est une question qui me taraude.

Alain commence à comprendre ce qui sous-tend leurs curiosités l’un envers l’autre, la Bretonne et le Juif.

Il dit :

- L’Etat français a été un bourreau pour vous ?

« La mémoire des peuples est insondable, se dit la Korrigane. Les Bretons savaient par cœur des longs récits et poèmes transmis d’âge en âge depuis des générations. Ils les ont récité et chanté et transmis durant les longues soirées d’hiver. Les jeunes à marier se rassemblaient pour aller griller des châtaignes dans les maisons où il y avait des filles de leur âge qui n’avaient pas encore choisi leurs époux. De temps en temps ils évoquaient les guerres et les révoltes, celle des Bonnets rouges, celles des soudards de Louis XIV venus les persécuter et commettre des atrocités qu’on ne peut évoquer sans frémir. La Vieille Dame va les taire, sans doute. Mais elle sait encore que des petits enfants bretons ont été embrochés et mis à cuire sur les feux des bivouacs. Les tueurs pervers n’ont jamais manqué, nulle part sur la planète. »

La Vieille Dame évoque ce qui reste de cette longue histoire de la domination subie.

Elle dit :

- Les bourreaux ont une existence légale. Ils sont chargés de punir les malfaiteurs et d’exécuter les décisions du pouvoir chargé de maintenir l’ordre. Ils ne choisissent ni les criminels ni les punitions. Ils sont des exécutants. Ils donnent la mort au nom de la justice. Le problème que les civilisations ont à résoudre concerne la mort, avant même de donner l’ordre qui lance la mécanique de la mise à mort. La fascination empêche la réflexion. Regarde : Toute notre éducation, partout sur la terre consiste à se situer face à la mort, la Nécessité Unique. Les massacres et les génocides marquent l’échec des civilisations, des philosophies et des religions qui les tolèrent.

Alain reste tourmenté par le génocide.

Il dit :

- L’acte d’accusation est le pivot de la sentence. Tout dépend des juges qui l’instruisent. Si un chef politique quelconque veut devenir un dictateur, c’est vraisemblablement dans la foulée des chefs religieux qui pratiquaient les sacrifices humains pour les offrir aux puissances supposées désirer la mort de tous, répétitivement, dès toute nouvelle naissance. La mort est un maître absolu, nié comme tel.

La Vieille Dame acquiesce.

Elle dit :

- Les incas sacrifiaient rituellement des jeunes hommes et des jeunes filles en échange de leur longévité. Tous les peuples primitifs, pour ce que nous en savons, ont pratiqué cette horreur. Dans l’histoire, il semble que trois grands mouvements ont cherché à éradiquer ces rituels sanglants. Les Juifs avec le sacrifice d’Abraham que Dieu a arrêté, les Chrétiens avec le sacrifice de Jésus, Les Celtes avec la désignation de la mort, Nécessité Unique.

« Ça alors, s’étonne la Korrigane, quelle est l’idée de départ dans les trois cas ? Du côté d’Abraham et du côté de Jésus il y a de la mise à mort, des larmes et du sang. Du côté des Celtes, il y a simplement la désignation de la cause acceptée comme nécessité unique ; c’est une parole de vérité. Mais d’où ont-ils reçu le message, à partir de quoi ? Qu’est donc cette civilisation celtique porteuse de parole ajustée à la mort, Nécessité unique et inévitable ? De quel poids pèse une parole juste sur les avancées des civilisations ? A partir de quelles conditions une Parole Juste peut-elle faire Puissante Autorité, à l’abri de laquelle tous peuvent évoluer ? Quelle Juste Parole peut ériger un rempart contre les errances malsaines de certaines idées folles au service des malfaisants et des malfaiteurs qui jouent à donner la mort à leurs semblables ? Insoutenable et coupable ignorance du tragique … »

La Vieille Dame et Alain ont achevé leur repas, à la bretonne, avec une crêpe beurre sucre flambée à l’eau de vie de pommes.

« L’eau de vie, s’esclaffe la Korrigane ! Fallait y penser … »

*****

6

DANA

LA CONVERSATION

Comme souvent après un échange avec Alain, la Vieille Dame est bousculée dans sa sensibilité. De longues promenades sur la grève lui remettent ses pensées à l’endroit. Elle reste avec la crainte d’avoir fait souffrir Alain, et pour quelle utilité. Elle va s’en vouloir, comme d’habitude.

« Elle se demande trop souvent ce qu’il convient de dire ou de taire, constate la korrigane. C’est sans doute dû, une fois de plus, à cette coupure entre sa langue et la langue de ses ancêtres plombée par des interdits menaçants. Le tri est difficile à faire. Les Bretons sont de grands taiseux, pour la majorité d’entre eux. Ou alors ils échangent des paroles comme des balles ou comme des boulets. Ça rebondit ou ça s’enfonce à vif. »

Elle aimerait bavarder avec sa vieille amie Dana. Sauraient-elles ensemble démêler les causes de l’importance que les Celtes accordaient à la parole ? La Vieille Dame a toujours supposé qu’ils voulaient protéger ainsi la fluidité de la pensée, la laisser s’élargir au-delà d’une inscription sur la matière qui la figerait pour de longues périodes.

« L’écriture qui met en conserve les idées est à double tranchant : d’un côté elle permet la transmission et le repérage historique dans le temps. Le livre devient livre saint, figé et recéleur de dogme. D’un autre côté la mémoire est mise à contribution et c’est la Parole qui est sacralisée comme si elle était chargée de s’adresser à l’inconnaissable, de l’autre côté de la mort. Ah la la ! pense la Korrigane, on n’a jamais fini de démêler ce qui revient à l’esprit de ce qui revient à la matière. »

Dana est toujours partante quand il s’agit de se creuser la cervelle en compagnie de la Vieille Dame. Elles ont une longue pratique de la « conversation ».

Elle dit :

- On marche sur le sentier ou on s’enfonce dans tes fauteuils ?

La Vieille Dame aime bien marcher.

Elle dit :

- Alain est venu me voir. Nous avons parlé des civilisations juive, chrétienne, arabe et celtique, un peu trop vite à mon goût. Je me reproche de lui avoir parlé des génocides à répétition subis par les juifs tout au long de l’histoire et d’en avoir rajouté une couche à sa souffrance. Je sais qu’il a perdu des parents à Auschwitz. Ça doit être insupportable ?

« Parler, se taire, quand et comment, sur quel ton, pour faire du bruit, pour dire des tendresses, ou pour exprimer des craintes, pour partager des points de vue, pour réfléchir ensemble, pour rire ensemble … Après, tout dépend de ce qui se passe entre les personnes qui parlent et les émotions, les émois s’en mêlent ... La Korrigane pense que c’est très compliqué. »

Dana hoche la tête.

Elle dit :

- Tu as bien fait de faire le lien entre la position des Juifs et la position des Celtes. Ce doit être difficile à dénombrer mais on dit qu’il y a approximativement, 120 millions de Celtes dans le monde et parmi eux beaucoup de Bretons. Les Juifs sont également disséminés partout. Les rapprochements qu’on peut faire entre le même sort lié à un interdit politique commun à nos deux peuples pourrait favoriser la compréhension de ce qui se passe pour l’un et pour l’autre. Ça pourrait briser l’isolement des Juifs, et ça pourrait permettre aux Bretons de continuer à exister, chacun repartant sur ses chemins. Le lieu commun entre nos deux peuples, c’est la volonté politique séculaire d’éradiquer nos civilisations.

« Eh bien, finalement, pense la Korrigane, je me demande s’ils ne sont pas victimes tous deux de la question malsaine des grands prêtres sacrificateurs qui donnent la mort en échange d’une obéissance à une puissance supérieure sensée être éternelle ? Et le consentement des populations qui subissent cette loi sans rien dire, et dont le silence coupable autorise les dictateurs à commettre leurs crimes, est le signe qu’ils sont forcément partie prenante dans cette question à la fois essentielle et existentielle. »

La Vieille dame, un peu soulagée par l’approbation de Dana, au sujet de ses paroles malheureuses à l’égard d’Alain, laisse venir les idées qu’elle trimballe depuis bien longtemps.

Elle dit :

- Nous sommes quand même, d’une certaine façon, un peuple à part, en Occident. C’est comme ça. Je m’y sens enracinée. Et je me sens de plein pied dans cette philosophie celtique qui a eu ce génie de poser et désigner la mort comme nécessité unique. La question est de savoir si le poids d’une parole juste peut contrebalancer le prix du sang. La civilisation se joue sur cette question.

« J’en suis, pense la Korrigane pédante sans doute, l’émanation philosophique.

Dana, rêveuse, cueille une fleur d’ajonc, une seule petite fleur, consciente que si elle coupe la tige entière, elle fanera très vite et privera les autres promeneurs de sa beauté. Le parfum de l’ajonc, accroché en plein vent sur les falaises, s’associe à l’iode et aux embruns, le mélange est envoûtant. Cette subtilité merveilleuse invite à croire au sublime, à un Créateur qui tiendrait en main toute la création.

Elle dit :

- Un peuple à part ? En même temps nous sommes des Occidentaux imprégnés de Grec, de Latin, fabricants d’une alchimie celtique encore utile. Nous souffrons de la cécité voulue par la politique d’aveuglement qui sacrifie pour l’heure le Celte, le Breton, sur l’autel de sa foi républicaine très abusivement dite une et indivisible comme si sa tolérance s’arrêtait à nos frontières.

La Vieille Dame fait quelques pas.

Elle dit :

- Que dire de l’Islam qui semble si loin de nous du fait de ses choix culturels et politiques concernant le statut subalterne des femmes, particulièrement dans le mariage où Monsieur peut avoir plusieurs épouses. Je me suis toujours demandé, platement, comment un peuple pouvait consentir à ce drôle de mic-mac ; mathématiquement il y a sur terre autant d’hommes que de femmes à quelques unités près. Si un homme a droit de prendre plusieurs femmes pour épouses, que deviennent les laissés pour compte du partage ?

Dana rit.

Elle dit :

- Ils ont inventé les eunuques dans la foulé enfin, c’est ce qu’on dit ...

« Cruauté encore… Leurs femmes sont barricadées derrière des façades de maisons aveugles, dans des vêtements qui les dissimulent aux regards. Certaines contrevenantes sont massacrées sans pitié. Des vierges sont promises aux martyrs de la cause jihadiste dans le ciel d’Allah. Et dire que certains y croient … L’ignorance et la bêtise au service de la méchanceté et de l’horreur, que de drames !!! … Avec, en prime, la soumission absolue, morts avant d’être morts, inch Allah ! La Korrigane se veut complètement étrangère à cette conception mortifère de la vie, consciente quand même que c’est peut-être un peu simpliste comme raisonnement. »

La Vieille Dame marche d’un bon pas, histoire d’aérer ses idées, sans doute.

Elle dit :

- Le sort des femmes, dans les trois religions « du livre » comme ont dit, est subalterne. C’est à chaque fois Dahud, sacrifiée par son Père, par les prêtres et autres rabbins ou Imams. Dahud reste, mystérieusement « La Femme de l’Autre Monde » celle qui doit ne donner que l’amour.

Dana acquiesce.

Elle dit :

- En même temps chaque naissance programme la Mort, Nécessité Unique.

« N’oubliez pas, suggérerait bien la Korrigane, que des Chinois tuent les filles dès leur naissance et que le souhait le plus communément partagé en Occident était d’avoir des garçons pour assurer la descendance et la transmission de l’héritage. On se demande comment les femmes ont fait pour survivre … »

Dana insiste, conviction à l’œuvre.

Elle dit encore :

- Le cycle vie-mort-vie rend la femme inévitable. Elle seule fait encore œuvre de création, mais sans le vouloir et avec pour seule liberté, celle d’y consentir. Nous sommes à un virage de la civilisation avec les nouvelles découvertes de la science qui a un peu défloré le mystère ces temps-ci. Elle nous situe tous dans un écosystème où le travail incessant des bosons dans le champ de Higgs, Brout et Henglert nous réunit dans le même mouvement de la vie. L’homme masculin va devoir y consentir à son tour, sans recours à sa supposée filiation à la Toute Puissance divine que les religions lui avaient attribuée. Le fils de l’homme sait désormais qu’il est de nature « bosone », tout comme la femme, y compris celle de l’Autre Monde.

Les deux amies se plongent dans un abîme de réflexions. Les idées se bousculent.

« L’Homme disparaît, l’Humanité triomphe, constate la Korrigane. Hommes et Femmes sont désormais différents et égaux, porteurs des mêmes responsabilités dans le champ des civilisations, chacun à partir de ses attributs et de ses moyens. L’organisation pyramidale et unitaire qui prévalait sous les religions les empires et les nations, va devoir se soumettre à des directives mondialisées dans le but de sauver la planète, d’y organiser équitablement les conditions de la vie. En même temps, pour sauver la créativité, le savoir-faire et le savoir être déjà acquis, de chaque ensemble collectif, il va falloir consentir à rétablir une démocratie de proximité, à hauteur de besoins humains particuliers dépendant de chaque contexte. Les Peuples opprimés doivent pouvoir y retrouver les conditions de leur respiration singulière, originale, créative, à l’intérieur de périmètres protégés du côté de dominateurs intempestifs, gérés en fonction d’une dynamique qui appelle des échanges et des partages. Ça va être passionnant de voir comment l’humanité va y travailler. Le programme existe : travailler local, penser univers … Les Juifs et les Celtes savent, un peu, y faire ; ils ont l’habitude des migrations et ils ont parcouru le monde entier, sans perdre leur identité, leur marque de fabrique, en quelque sorte. »

La Vieille Dame, à son habitude, se laisse imprégner par le paysage, parfums et saveurs, beauté et splendeurs : L’Autre Monde, si proche et si lointain ...

Elle dit :

- Les Celtes n’ont jamais eu à l’égard des femmes, cette volonté de les obliger à se soumettre à leurs hommes. Dahud nous parle encore. Leur idée dominante était de porter ensemble « la coque de la vie », d’y porter à deux le « fardeau d’amour » et de l’élargir à la responsabilité du clan. Les textes anciens, initiatiques, nous ont laissé des héritages précieux. Je suis toujours étonnée de la profondeur et de la force des paroles qui s’incarnent dans les effets qu’elles produisent. : La Mort : Nécessité Unique,- Le Fardeau d’Amour : La Coque de la vie, - OIW l’Inconnaissable,-

« C’est une triade étonnante, impossible à mettre en image, constate la Korrigane. Ce n’est pas cinématographique. Ni photographique. Le seul miroir capable de les refléter à l’infini est l’appartenance manifestée par une manière d’être au monde reconnaissable, caractéristique et difficile à définir, dupliquée pourtant dans chaque individu porteur de cette différence, qui le rend reconnaissable par un autre, différent et en même temps son semblable en humanité. Jacques Ellul à écrit tout une étude sous le titre : « La Parole Humiliée ». Il y dénonce systématiquement le leurre de l’image qui capte totalement le regard et empêche l’esprit de penser au delà des apparences. »

Dana enchaîne.

Elle dit :

- Notre époque semble devoir explorer jusqu’à la lie tout se qui fait image, bruit, fureur. La télévision a envahi tous nos espaces, sur la terre entière désormais. Les jeux vidéo fascinent les enfants. Des addictions plombent les comportements des adolescents et des jeunes. Faut-il donc qu’à chaque progrès technique corresponde un danger à vaincre ? Les Parents ne suffisent plus à imposer à leurs jeunes des limites à ne pas franchir du côté de la destruction et de la mort. L’ont-ils jamais pu d’ailleurs ?

La Vieille Dame alimente le propos.

Elle dit :

- Autrefois le village ou le quartier proche, tributaires d’un ensemble culturel élargi aux frontières d’un pays et d’un peuple prenait en charge l’éducation des enfants qui n’échappaient à leur vigilance que dans un périmètre sécurisé. Je me souviens qu’un jour, ma sœur et moi avions désobéi en allant au cinéma. Le lendemain la voisine qui nous y avaient vues nous avait demandé devant Maman, innocemment, si le film était bon. Je ne te raconte pas la suite …

Le souvenir de l’incident fait rire la Vieille Dame. Ce n’est pas un mauvais souvenir.

Dana dit :

- Chaque génération doit évaluer les bonnes distances utiles à soi et aux autres pour à la fois réussir à harmoniser les initiatives et les comportements des gens. A présent chacun reste longuement chez soi, et ne s’évade que dans les images et les bruits quand ce n’est pas dans le boucan et les explosions. Le bruit et la fureur de la vie …

La Vieille Dame soupire, dépassée.

Elle dit :

- On n’a de pouvoir que sur soi.

« Depuis le temps qu’elle le pense, qu’elle le dit, qu’elle le répète, avec et après bien d’autres, … ironise la Korrigane elle-même bien convaincue ; c’est là, sans doute qu’il y faut la trace du sang, comme un tatouage sur le corps, pour faire la jonction entre esprit et matière entre matière et esprit. Le tatouage est la première écriture, la marque de l’appartenance, le logo de la notoriété, le signe de la vie de l’esprit, le passage au domaine du symbole.»

La Vieille Dame pense aux attentats commis au nom d’Allah dans le monde entier.

Elle dit :

- J’ai vraiment beaucoup de mal à surmonter l’horreur que j’éprouve à l’égard de l’extrémisme. C’est quand même une drôle de chose qu’en prônant l’amour, les religions programment des massacres. Le christianisme avait fait la même chose. Cinq cents ans plus tard, l’Islam nous refait le même scénario. C’est curieux non ?

« J’ai l’impression murmure la Korrigane, que l’horreur l’empêche de penser. »

Dana n’est pas plus avancée que la Vieille Dame sur la question.

Elle dit :

- Peut-être que la plus grande faute en revient à la condition humaine. Il y a continuité entre les sacrifices humains offerts aux dieux pour obtenir leurs faveurs dès les premiers temps de l’humanité et les crimes de sang perpétrés continuellement durant des siècles au nom de Dieu.

« Punir de mort un incroyant, et tous les incroyants, c’est le désigner comme coupable. La condition humaine, mortelle par essence, est tragique, constate la Korrigane en compagnie des penseurs de tous les temps qui n’en finissent pas d’y réfléchir et d’en expérimenter toutes les significations, toutes les implications. »

La Vieille Dame, pense au sort fait à Dahud par son Père, et par les prêtres de la nouvelle religion au moment où elle s’implantait en Armorique.

Elle dit :

- Je me demande ce qui créée la confusion dans les esprits au sujet du rôle des femmes dans le fait de donner d’un même mouvement et la vie et la mort. Dans la légende, Dahud domine ses amants et les tue l’un après l’autre après les avoir fait jouir au point qu’ils lui réclament, en fait, de mourir d’expectase, ce qui semble être pour l’humanité masculine le sommet de la jouissance… et il n’y est jamais question de faire un enfant !

« Dahud est le ventre de Dieu ? s’interroge la Korrigane. Et l’homme s’y vautre jusqu’à en mourir ? Elle n’est pas Dieu elle-même, quoique … La pensée de l’Humanité masculine bute sur ce mystère féminin qui donne la vie ? »

Dana pense que la créativité de l’homme est mise à l’épreuve de son désarroi face à la mort.

Elle dit :

- Que peut le Père à la naissance de son enfant ? L’usage et la bienséance l’incitent à la gratitude à l’égard de son épouse qui assure sa postérité. Ceci se produit dans les meilleurs des cas. J’espère que ce sont les plus nombreux.

La Vieille Dame acquiesce.

Elle dit :

- Espérons. Mais n’oublions pas. La guerre des sexes existe. L’homme veut posséder une ou plusieurs femmes selon les cas comme si elles étaient des marchandises et des biens de consommation.

« Nous sommes très loin du Fardeau d’Amour dont la civilisation celtique avait jeté les fondations, constate la Korrigane. »

Dana s’interroge sur le morcellement des idées qui échouent à trouver une cohérence dans cette douloureuse aventure de la guerre des sexes.

Elle dit :

- Parfois j’ai le sentiment qu’un long cri de protestation et de souffrance jaillit de toute la création, continuellement, et que malgré tout la vie triomphe ; les progrès techniques nous la rendent de plus en plus confortable. La longévité progresse.

La Vieille Dame s’est interrogée depuis longtemps sur la condition féminine.

Elle dit :

- Les femmes ont, autant que les hommes, le devoir d’insoumission. Les religions le lui refusent. Les musulmans ont dépassé les bornes en prônant la soumission des femmes à l’homme et la soumission des hommes à Allah.

« Je crois que les gens sont profondément des insoumis et qu’ils défendent avec obstination le droit de vivre et de penser pour y arriver, constate la korrigane. Dieu, quelque soit le nom qu’ils Lui donnent est la projection de leur désir ; ils Le fabriquent continuellement.»

Dana pense à tous les mouvements de foules qui agitent le monde.

Elle dit :

- Te souviens-tu des révoltes de Mai 68 ? Le monde entier s’est mobilisé. Il s’agissait partout de faire reculer les interdits, de lutter contre les pouvoirs en place, contre les embrigadements qui gênent la créativité.

La Vieille Dame s’en est mêlée à l’époque. C’était joyeux, jouissif et on y cherchait son âme.

Elle dit :

- Les plus âgés et les bénéficiaires de l’ordre établi ont eu la trouille de leur vie. Et ce souvenir les a marqué. La réaction n’a pas tardé à se manifester. Mais l’idée de la liberté de penser est restée. C’est une vieille idée gauloise qu’il s’agit de reconquérir à chaque étape contre les profiteurs d’un ordre que développe encore le mythe de la paix romaine.

« C’est sportif cette gymnastique qui agite les esprits entre les idées de liberté au bénéfice des triomphes de la vie, d’égalité pour que personne, en toute différence les uns des autres, ne reste sur le bord du chemin et la fraternité qui, obscurément, relie tous les vivants aux forces de l’esprit, énumère la Korrigane qui n’est pas loin de penser que l’humanité a pour devoir de fabriquer, bon an mal an, un vrai dieu et vrai homme en même temps, ce que prône certains catéchismes. »

*******

7

SOLITUDE - ISOLEMENT - POLITIQUE

LE JOURNAL TÉLÉVISÉ

La Vieille Dame, en cette fin de journée, tourne en rond. La lecture ? Un bon policier ? Un peu de musique peut-être ? Bof…

Elle constate :

- Aujourd’hui, je n’ai goût à rien.

Et ça continue.

« Quand ça lui arrive, il n’y a rien à glaner avec elle, pense la Korrigane qui s’apprête à s’éterniser dans le Keugant celtique, des limbes en quelque sorte, ou rien n’arrive ni ne se passe, un moment suspendu au-dessus du temps. »

Machinalement la Vieille Dame allume la Télé. C’est le moment de la grand’messe du 20 heures. Le journaliste officie ; sûr de lui, dûment cravaté, propre, interchangeable avec les autres quand c’est leur tour, hommes ou femmes tous très stylés, impeccables, ils envahissent son intimité et lui distillent des informations bien choisies, dramatiques pour mieux fasciner et faire de l’audience, ou pour propager les bruits des couloirs de l’assemblée nationale ou encore les ragots des égouts du pouvoir. Au bout de combien d’émissions sa silhouette devient-elle familière aux téléspectateurs ? Pour l’instant il n’arrive pas à attiser la curiosité de la Vieille Dame. Elle ne sait pas quoi faire d’autre, c’est tout.

« Je me demande … La Korrigane doute … Combien sont-ils, à le regarder, celui-là ? Est-ce que ce qu’il dit est important ? Est-ce que les gens le croient sur parole ? »

La Vieille Dame a pris les journalistes de la télévision nationale en grippe. Ils ne parlent jamais de ce qui est important à ses yeux. Elle essaie la télé Régionale.

« Ceux-là aplatissent les évènements à travers les lunettes nationales bien adaptées au nez parisien ; ils pensent certainement là-haut que les ploucs provinciaux n’existent que pour faire du nombre et du chiffre du point de vue de leurs idées. Le foot et les sports, les shows : bruits, paillettes et chansons divertissent des amateurs clairsemés qui font mine de s’enthousiasmer pour trois fois rien ; ça distrait les gens qui sans cela verraient de trop près leur dénuement ? Ça excite les jeunes qui croient un instant qu’ils se sont bien divertis. What else ? (Dit la pub avec G.Clooney). La Korrigane se sent gagnée par les écœurements de la Vieille Dame. »

Actuellement il est question d’un redécoupage des territoires. L’accumulation des structures, de la commune à la métropole, du canton au département avec sous-péfectures et préfectures, de la Région à la Nation, l’encadrement des populations est si serré qu’on ne peut plus y respirer sans en demander l’autorisation. L’administration française étouffe d’un étroit corset toute initiative individuelle. Les journaux et la télé se font l’écho des protestations bretonnes et alsaciennes qui a elles deux illustrent le non sens des décisions politicardes arbitraires. L’Alsace ne voulait pas être fondue dans un grand Est, l’Etat refuse. La Bretagne voulait sa réunification, l’Etat refuse.

« Est-ce que les électeurs ont ce qu’ils méritent se demande la Korrigane ? Après tout ils ont voté, donc ils sont représentés au sein de la Nation ; il faut bien que quelqu’un décide ? Ils n’avaient qu’à réfléchir avant de mettre leur bulletin dans l’urne. Et s’ils n’avaient le choix qu’entre la peste et le choléra, une bonne révolte savamment et pacifiquement conduite pourrait les sortir d’affaire. Ce qui manque le plus c’est le courage et la lucidité. Les électeurs se taisent le plus souvent faute de savoir ce qu’ils veulent, et faute de savoir à qui faire confiance. »

La Vieille Dame tourne en rond avec son impuissance et sa solitude. Elle n’entendra pas parler de sa chère Bretagne à la télévision. Les arguments des politiciens emplissent les ondes et les médias. Ils sont branchés sur l’économie, sur les stratégies des partis politiques, leurs luttes internes, et sur la République Une et Indivisible comme le Bon Dieu. Ils ont peur des demandes d’autonomie des peuples plus anciens que la France, laquelle les a défaits et annexés sans vergogne, pour leur plus grand bien, soi-disant.

« Les interviews des élus par certains journalistes de la télévision, pas tous heureusement, est un cinéma pas possible, constate la Korrigane. Ils parlent, croient-ils, au nom du peuple proclamé souverain et à ce titre ils leur assènent des questions qui les enferment dans des positions d’accusés, ils leur coupent la parole et les mettent au pilori. Ils se donnent le beau rôle. Ils ne posent de questions qu’orientées par des éléments de langage choisis dans les bruits de couloirs. Ils remuent les scandales des bas-fonds de la société. C’est un spectacle dégoutant. Il me semble qu’ils ne mesurent pas combien ils plombent le moral des gens. En ce moment tout le monde semble écœuré de tout. Tout le monde se laisse enfumer ? »

La Vieille Dame souffre. Elle n’est pas malheureuse dans sa vie quotidienne ; Elle a pu élever ses enfants, seule d’ailleurs, sur le plan économique au moins, et elle sait que les conditions qui prévalaient depuis le plan Marshall et les années cinquante de l’après-guerre favorisaient les progrès et un développement constant pour tous, plus ou moins suivant les caractères et les opportunités.

« Parfois elle se reproche cette souffrance qui ne cède pas, qui semble infondée et elle s’est toujours très longuement interrogée pour essayer de comprendre ce qui la motivait, sympathise la Korrigane ».

Dana lui disait, autrefois, il y a très longtemps, dans ses moments de désespoir, qu’il ne fallait surtout pas rester seule avec une peine destructrice de l’âme.

« Il me semble que c’est à ce moment-là que je me suis attachée aux pas de la Vieille Dame, se souvient la Korrigane ; je pressentais qu’elle allait se démener pour faire triompher la vie. Elle ferait sa part, toute sa part, pour y parvenir, malgré ses défaillances et ses erreurs. »

Sans le recours à un Mari défaillant pour porter avec elle « le fardeau d’amour», elle avait avancé, parfois en s’obligeant à mettre un pied devant l’autre, obstinément, sans y voir clair, par des chemins obscurs et effrayants parfois. La vie ne l’a pas gâtée.

Sur ces chemins-là, il lui est arrivé d’en rencontrer d’autres en perdition et elle a fait métier d’accompagner, professionnellement des gens autant démunis qu’elle.

« Elle a fait ce qu’il fallait pour acquérir des compétences reconnaît la Korrigane. Après tout dans la vie, chacun doit faire sa part et ce n’est même pas un choix. Chacun est poussé vers un destin obscur au départ, et au fur et à mesure, le paysage semble s’éclaircir. Encore faut-il saisir les moyens à sa portée »

La Vieille Dame à fini par apprécier la solitude ; mais l’isolement, qui menace les individus morcelés dans la société du moment, l’a fait souffrir au delà de toute expression. Chacun fait partie d’un petit groupe, une association, un syndicat, une usine, un bureau, une entreprise … Mais chacun reste silencieux sur ses opinions, ses croyances, ses orientations et les plaisirs partagés sont réduits au plus petit commun dénominateur.

« Les jeunes souffrent, déplore la Korrigane. Ils se réfugient dans les stades pour brailler en chœur dans la chaleur d’un élan partagé, sous prétexte d’un ballon astucieusement conduit au but par un pied plus habile qu’un autre. Le chômage sévit. Les pauvres s’appauvrissent, les riches s’enrichissent et c’est la débâcle programmée. Tout le monde va souffrir. »

La Vieille Dame s’interroge sur ce système politique qui plombe les initiatives par un trop grand encadrement, qui ne protège que les très riches. L’opinion publique lui semble manipulée depuis une bonne cinquantaine d’année. Depuis que la télévision permet d’asseoir chacun dans son canapé, en fait.

« Les échanges d’idées deviennent problématiques ; constate la Korrigane. Ils sont encadrés autour de l’hégémonie d’une pensée soumise aux éléments de langage concoctés durant des rencontres entre les communicants des cabinets ministériels et les journalistes des principaux médias qui se réunissent le dernier mercredi de chaque mois dans un grand restaurant parisien; tous les journaux sont financés par les grands groupes, à part quelques irréductibles très surveillés et dénigrés par les autres. La machine à éteindre les esprits est efficace et les lobbies tiennent en main l’économie. Et ils se débrouillent pour ne pas payer d’impôts, tout à fait légalement paraît-il »

La Vieille Dame remue des regrets quand elle se retrouve sans courage comme ce soir, avec pour seule compagnie cette télévision qui ne la concerne pas plus que la politique, et ça dure depuis des années.

« Le déficit de la démocratie de proximité ôte aux gens toute initiative et tout espoir de construire sa vie et de faire marcher sa cervelle, carpe diem. Ils sont contraints de se conformer, tous ensemble, comme un seul homme, aux mêmes hégémonies. La droite gouverne, et plus souvent et plus longtemps que la gauche ; les adhérents des partis politiques sont ridiculement peu nombreux, les présidents élus ne gouvernent que sous la protection d’un système destiné à faire croire aux populations qu’une fois élus ils s’occupent de tous les Français ; 80% sont en désaccord avec leurs directives. »

La Vieille Dame se dit qu’elle a vécu toutes ses années en porte à faux avec ses opinions. Elle a voté, très honnêtement et très régulièrement, en essayant de comprendre à qui elle avait à faire, tant sur le plan de la personnalité que sur le plan des idées.

« Elle a toujours été extrêmement réticente sur les principes d’une fausse République où les élus font carrière professionnelle sans qu’il soit possible de les renouveler, comme des rois déguisés en Présidents, pense la Korrigane.

La Vieille Dame se dit que l’Europe et la mondialisation sont des mouvements de fond qui vont faire travailler autrement les esprits. Elle pense que l’Europe ne pourra pas tenir longtemps sans la volonté de fédéraliser ses Pays.

« Les peuples souhaitent participer à cet élan qui est comme une étape vers une mondialisation à construire en écho sur la fraternité des terriens lancés tous ensemble, et à grande vitesse, dans un incessant mouvement cosmique très éloigné d’un quotidien localement étouffant si ses populations restent dans l’ignorance du sort qu’ils partagent au creux de l’Univers. La Korrigane élargit facilement son esprit à cette dimension-là et s’en fait même une joie. »

La Vieille Dame sait bien que l’esprit qui règne en France plombe des choix quant à une fédération possible des Etats d’Europe. Et elle souffre, au niveau local, de devoir se soumettre à une hégémonie devenue parisienne qui s’acharne à craindre le morcellement de sa République. Et cette République vénérée aveuglément ne satisfait plus que les lobbies et les réseaux installés dans le fromage public.

« La Vieille Dame a des relations, des amis et même des parents installés en France, avec qui elle partage affection, idées, plaisirs et elle a du mal à concevoir qu’elle devrait y renoncer si, comme le craint le politicien élu sur le sol Breton dès qu’il a franchi la frontière à la Gravelle, la Bretagne allait faire Sécession. L’élu de Bretagne est rappelé à l’ordre des convictions nationales d’avoir à représenter des Français et pas des Bretons. Schizophrènes, va … La Korrigane, n’a que dédain pour de si médiocres esprits »

La Vieille Dame sent bien qu’une démocratie de proximité manque cruellement dans le paysage hexagonal. Et les Bretons souffrent d’une immense déperdition ; après que leurs langues aient été interdites ils n’ont plus su ce que parler veut dire, eux, le peuple de l’oralité qui transmettait le savoir de bouche de Druide à oreille d’enfant apprenant sa leçon, de bouche de Conteur à oreilles de paysan lorsque les longues soirées d’hiver les rassemblaient au coin des cheminées.

« La Korrigane compatit :L’humiliation et les interdits ont ponctué ce long calvaire du dépouillement et atomisé les consciences face à un ennemi idéologique invisible et d’autant plus redoutable que des promesses de confort et d’accès à la modernité se répandaient partout. Le silence du sens des mots mal digérés dans la nouvelle langue imposée, déséquilibrait les relations entre proches et avec les étrangers. Pire encore, des fractures invisibles fragilisaient et continuent à fragiliser les fonctionnement individuels ; les fondations celtiques d’un savoir être, la qualité de la présence aux monde des Bretons, sont plombés par l’incertitude qui les déstabilisent. Ils doivent perdre de vue cet enseignement où la « Nécessité Unique », le trépas, faisait force de loi, impossible à oublier, comme un phare en pleine mer. »

La Vieille Dame ne se résigne pas. Elle saisit les opportunités qui passent à sa portée. Internet devient un outil précieux. Elle y est très maladroite mais elle fait confiance à l’esprit qui l’anime.

« Comme si moi, la Korrigane, j’allais soutenir son élan, en harmonie avec les bosons obscurément à l’œuvre dans la création tout entière. On dirait qu’elle est branchée sur cet espace invisible qui permet de communiquer. Mais elle le sait-elle ? »

Alors la Vieille Dame s’intéresse aux blogs et aux échanges sur « face book » ; comment ça marche ? Il y fait la connaissance d’une multitude qui cherche à s’informer, à échanger des idées et des réflexions. Elle se rassure. Elle se sent un peu moins seule.

« Elle adhère depuis des années aux associations comme Diwan qui organise dans des écoles maternelles, des écoles primaires, quelques collèges et un seul lycée - un seul pour l’instant, hélas, - un enseignement public, et non pas privé, en langue bretonne. La méthode dite « par immersion » fonctionne au point qu’il n’y a, chaque année aucun échec au baccalauréat. »

La Vieille dame écrit. Elle envoie des lettres aux députés, elle explique pourquoi les Bretons sont des Bretons. Elle explique, répétitivement, qu’existe sur la terre bretonne des Bretons de souche et des Bretons d’adoption qui n’ont pas envie de faire table rase d’une richesse culturelle qui les constitue. Des Bretons qui se réapproprient leurs langues, leur culture celtique qui les enracine en Europe sans s’y perdre de vue. Des Bretons d’adoption qui retrouvent là d’anciennes racines riches de sève nourrissantes pour tous. Elle explique que les petits pays européens se débrouillent mieux que les grands sur le plan économique et financier ; elle explique que la réunification de la Bretagne n’empêcherait pas sa participation à l’effort hexagonal. Elle explique que cette réunification tant souhaitée permettrait de rétablir la confiance des Bretons en eux-mêmes et favoriserait leur créativité. Leur soumission obligée à l’État leur interdit toute résilience.

« Saint-Pol-Roux, Poète parmi les Poètes, né à Marseille, Provençal d’origine, dira, à la fin de sa vie à Camaret : « Ici, j’ai trouvé la vérité du Monde », se souvient la Korrigane ; Quand, à quel moment a-t-il écrit : « Bretagne est Univers » ? Il avait adopté la Bretagne qui en retour l’a adopté. Impossible à oublier sans mutilation profonde d’une manière d’être au monde. »

*****

8

La Nécessité Unique

iFFIG LE GAULOIS

Iffig est un vieil anarchiste, genre gaulois indéracinable, branché sur l’insoumission comme doctrine et à ce titre odieux et invivable. Il bafoue les lois de la survie comme les lois de l’équilibre. Ses finances sont désastreuses mais il maintient que tout l’or du monde ne vaut pas qu’il fasse des efforts. Moralité, ses proches vivent dans la crainte d’une catastrophe, on ne sait pas trop laquelle.

La Vieille Dame aime qu’il vienne passer un moment avec elle. Une affinité mystérieuse fait qu’ils arrivent à se supporter. Leurs caractères respectifs ne sont pas très compatibles, mais elle aime rire des propos complètement exagérés qu’il soutient contre toute décence et contre tout bon sens.

« Iffig n’est pas incapable de moduler ses propos quand il s’aperçoit qu’il a dépassé les bornes et qu’il a heurté la sensibilité de ses interlocuteurs, enfin, je l’espère, se dit la Korrigane »

Ce jour-là il vient prendre un café avec la Vieille Dame. Il étale ses longues jambes en travers du pouf posé face à son fauteuil, sa place préférée. C’est le genre colosse avec verrue de comptoir en décoration de la façade d’une charpente qui est, vue de la Vieille Dame, impressionnante ; car la Vieille Dame est d’autant plus petite que l’âge l’a tassée, inexorablement, à son grand regret.

Iffig a fait le taxi pour emmener deux copains à l’enterrement d’un des leurs. Il s’est fermé comme une huître au retour du périple.

Il dit :

- On y a été, c’est tout. Il n’y a rien à dire.

La Vieille Dame entend bien. Elle n’est pas dupe. Elle sait qu’il est préférable de se taire. Le silence est un hommage à la mort. C’est accepter qu’on ne peut rien en dire, pour n’aller pas folleyer dans les balbutiements, les manifestations intempestives, les déplorables lamentations.

« L’Ankou va emporter le défunt dans l’île d’Avalon, le Tir n’a nog des Celtes, Les îles de l’éternelle jeunesse suppose la Korrigane. »

Et le silence s’éternise.

Iffig prend un journal qui traîne sur la table du salon et finit par s’assoupir en le parcourant.

« Il s’absente, pense la Korrigane. Comme s’il consentait à l’absence du mort. Se concilier la mort pour se réconcilier avec la vie ? »

Respectueuse de cette sorte d’hommage, la Vieille Dame s’immobilise elle aussi dans son fauteuil et l’instant s’éternise, tranquillement. Veillée due au mort?

Alors Iffig, après un petit somme, va évoquer ses souvenirs. Le défunt était comme lui un vieil anarchiste genre vieux loup de mer, la casquette de marin vissée sur le crâne, en quête perpétuelle d’une découverte sublime, sans trop savoir laquelle.

« Iffig fraternisait avec lui, parce qu’il était ce rebelle que le quotidien ne réussissait pas à étouffer, se dit la Korrigane »

La Vieille Dame écoute. Iffig va finir par ériger en art de vivre un art de la transgression qu’il déploie à l’égard de contraintes et de complications pour lui intolérables. Curieuse de savoir comment il va rester sur ce fil invisible tendu entre les nécessités quotidiennes, administratives surtout, les codes de la société et l’abîme insondable des conséquences de sa manière de fonctionner.

« C’est plus fort que lui. Il provoque. Il provoque tout ceux qui le contrarient dans son élan. Ensuite il efface de son esprit les effets de ses provocations sur son entourage et il s’en fait apprécier par un tour de passe-passe qui relève du génie, apprécie la Korrigane. Tout le monde aime bien Iffig. Enfin, presque tout le monde. Et tout le monde oublie avec lui qu’il s’est montré odieux. Les amis et copains sentent bien qu’il a une grande gueule qui le dépasse, pas commode à contrôler»

La Vieille Dame a sa petite idée.

- T’es-tu demandé ce qu’il advient de chacun de nous après la mort ?

Iffig hausse les épaules.

Il dit :

- Ne vous faites pas de souci pour moi.

« La Vieille Dame a commencé à se sentir Vieille lorsque les plus jeunes ont commencé à la voussoyer. C’est une coutume bretonne intéressante, souligne la Korrigane. C’est le signe qu’un déclin s’annonce et qu’il faut s’y préparer. Sinon, certains distraits se prennent encore pour des jeunesses à la soixantaine dépassée ; ce n’est pas raisonnable. »

C’est bien de lui cette réponse, pense la Vieille Dame. Il évite la question : Pudeur ?

Elle dit :

- Nous n’avons que la parole pour exprimer le vivant. La mort c’est le silence, le silence des mots, le silence du sens, le silence de la séparation.

Iffig aurait vigoureusement, en d’autres temps, refusé la discussion. Il aurait même pu se montrer agressif. Mais voilà, le copain dans son cercueil pèse sur son entendement.

Il dit :

- Nous allons tous un jour ou l’autre nous dissoudre dans l’univers jusqu’à l’anéantissement de nos apparences. Il n’ y a rien de plus à dire.

« C’est Kundera qui a dit « Ne me bousculez pas, je suis plein de larmes » se souvient la Korrigane. Iffig nie-t-il sa souffrance ? Je me demande si la fraternité humaine n’a pas sa source dans l’impuissance universelle devant la mort. Les guerriers de tous les temps parlent de la fraternité des armes. ; et moi de dérision sur le même sujet»

La Vieille Dame n’insiste pas. Avec Iffig, elle se tient à distance. Il a ses raisons qu’elle ne connaît pas.

« Je crois, pense la Korrigane qu’il souffre de s’être perdu de vue, comme tous les Bretons ; il a beaucoup souffert à l’école. Il n’y a pas trouvé la bonne autorité et les bons principes qui lui auraient permis de comprendre les codes en vigueur ; la rupture avec les ancêtres est indétectable quand on est trop petit encore pour s’en rendre compte. Il s’est révolté à l’aveuglette et il porte depuis une colère qui fait de lui un anarchiste de hasard sans contrat. »

La Vieille Dame a rencontré au cours de sa vie de nombreux compatriotes Bretons, Gallos et Bretonnants qui, comme Iffig, trimballent une colère permanente, invalidante, qui les conduit à des excès de langage plus souvent qu’à leur tour. D’autres, majoritaires, se taisent et imposent le silence à leur entourage. Elle essaie de savoir si Iffig en pense quelque chose.

Elle dit :

- Je me demande ce que dissimule le silence des Bretons qui se taisent si cruellement depuis des générations.

Iffig qui croyait parler abondamment parfois, à côté souvent de ses plus profondes convictions (« des paroles comme des casseroles, disait sa Grand’Mère » qui mettait dedans ce qui lui tombait sous la main) Iffig se décide soudain à lâcher prise.

Il dit :

- C’est éprouvant à la fin, on ne dit jamais ce qu’il faut dire, on est toujours renvoyé à ses insuffisances, on est toujours accusé de tout et de rien sans savoir de quoi on est accusé, on est en porte à faux constamment à l’école, avec les parents, avec la loi, avec les autres. Je suis seul sur une planète où respirer est criminel. Je me raccroche à mon pays comme à une bouée mais je ne sais pas toujours ce que parler veut dire. Vous trouvez ça normal vous de ne jamais avoir le droit de pouvoir exprimer ce qu’on pense?

« Il veut que ça s’arrête et il cherche un mur infranchissable, pense la Korrigane ; mais en même temps il n’en veut pas. S’il cède, il en rajoute du côté d’avoir à lâcher son semblant d’équilibre. »

La vieille Dame est prise de court. A son tour de rentrer dans le silence, un moment.

Puis, elle dit :

- Qu’est-ce qui te soulagerait ?

Iffig a horreur de ce genre d’interrogation. Impudique ? Il résiste à nouveau. Il a vécu dans la colère permanente et l’insatisfaction. Si ce n’est pas confortable et si ça dérape souvent, c’est la force de l’habitude qui lui permet de se défendre, de survivre.

Il dit

- En fait je n’en sais rien. Je sais que ça me colle à la peau et que je suis en colère. Il y a de l’injustice dans ce pays. J’ai envie de hurler. Celui qui me fera taire n’est pas encore né. Ni vous, ni personne.

La Vieille Dame se le tient pour dit. Elle temporise.

Elle dit :

- Ce n’est pas que ton problème. C’est celui de tous les Bretons. C’est le mien aussi. Nous sommes un peuple en colère, profondément. Nous sommes des Celtes. Nous ne sommes pas des latins.

« Qu’est-ce qui m’échappe se demande la Korrigane ? Les humains, tous des Terriens devraient pouvoir harmoniser leurs cultures et circuler librement partout, passer d’une langue à l’autre, d’un pays à l’autre, et penser ensemble l’univers, espérer ensemble pouvoir un jour le parcourir. Ce programme-là semble inscrit dans nos gènes. Les bosons sont partout chez eux, d’après nos savants, et nous sommes le produit de leur incessante agitation »

Iffig, à son grand désespoir, et inversement à sa profonde satisfaction, est un solitaire. Le poids de la plus minuscule sollicitation d’où qu’elle vienne le blesse et le dérange. Il peut aller vers les autres s’il en décide seul, jamais par convention. Il s’est bien barricadé derrière une armure que les circonstances de sa vie lui ont confectionnée et il fait avec, en refusant de se poser trop de questions personnelles à son sujet.

Il dit :

- Vous avez sans doute raison. Les Celtes et nous, les Bretons, nous vivons naturellement sans le savoir dans un univers où la mort est reconnue comme unique nécessité. Ça nous donne un poids de gravité que méconnaissent nos dirigeants. Ils nous étouffent. Ils ne savent pas qu’ils nous mettent à mort quand ils nous contraignent à la rupture avec nos langues, notre histoire, notre pays. Je suis Breton. C’est tout. Je n’y peux rien. Et je veux avoir le droit de le savoir. Je ne veux pas qu’on me mente.

« Ça alors, se réjouit la Korrigane, il sait ce qu’il dit, cette fois. Un Celte, un Breton c’est un étranger pour un Français devenu un Latin. Pourtant Je ne suis pas complètement sûre que tous les Français ignorent leur composante celtique enfouie sous deux mille ans de civilisation romaine. L’incompatibilité réside dans la volonté de domination des conquérants.»

Quand Iffig repart les soupirs de la Vieille Dame en disent long sur ce sentiment d’une souffrance commune qu’il est interdit de partager pour des raisons multiples, de décence, de risque d’y perdre sa colonne vertébrale, d’aveu d’impuissance, de douloureux arrachage d’un nerf à vif, l’un après l’autre, jusqu’à ce que mort s’ensuive.

« La mort, Le Trépas, n’est pas un jeu duquel on se relève, souligne la Korrigane. C’est parce que la philosophie celtique a osé lui donner son nom, la Nécessité Unique, que les Bretons lui sont familiers. A l’inverse, les assassins, les dictateurs, les imbéciles jouent à donner la mort sans savoir ce qu’ils font. Ils tuent. »

*****

9

Les Éveilleurs du temps

MONA

Derrière la frange de ses longs cils, le regard qui vire du vert au bleu selon le temps, Mona est une Bretonne de type gallois pour les yeux, bigouden pour les cheveux, noirs, abondants, rebelles, le tout ajusté à une silhouette vannetaise qui mériterait tous les hommages. Elle est une très belle Ilienne que le vent le sable et la mer ont dorée à souhait. La Vieille Dame a fait sa connaissance au cours d’une série de stages d’apprentissage de la langue bretonne*, en accéléré par période de huit jours, ici ou là, An Oriant (Lorient), Roazon(Rennes), Plougerneau, au hasard des locaux disponibles trouvés par l’association qui les organise partout en Bretagne.

Elles ont grand plaisir à se retrouver de temps en temps, et cette fois elles décident d’aller faire un tour à Karnoëd, la vallée des Saints. Dominant le paysage, il y a là-bas une colline coiffée d’une sorte de tumulus, autour duquel des sculpteurs inspirés par la splendeur du paysage ont dressé des statues de pierre monumentales. Le projet est en cours de réalisation et vingt sept personnages s’élèvent déjà, impressionnants de diversité et d’unité.

« C’est la porte ouverte sur l’autre monde ; la beauté ici en mouvement s’impose sous les chansons des vents qui font naviguer les lourds nuages en compagnie des ombres et des lumières qu’encouragent les rayons d’un soleil, animateur des couleurs qui changent d’instant en instant. La Korrigane se fait poète … »

Le souffle coupé, Mona et la Vieille Dame sillonnent le site d’une statue à l’autre, enlevant ou revêtant le chandail obligé selon les ombres et le vent.

La Vieille Dame est émerveillée.

Elle dit :

- Notre histoire est racontée ici depuis le retour en Armorique des Celtes, par clans entiers, après qu’ils soient revenus de Grande Bretagne.

« L’Armorique est devenue la Bretagne, la Bretagne est devenue l’Angleterre après les défaites du roi Arthur sous la poussée des Angles. Mais la mémoire des peuples continue à nommer l’Angleterre : la Grande Bretagne et l’Armorique la petite Bretagne . Nommer, c’est essentiel. C’est une réserve pour la mémoire, récapitule la Korrigane qui traverse les siècles pour obtenir, un jour, ses entrées dans le Gwenved, le paradis des Celtes ».

Mona contemple le spectacle, respire à fond les parfums d’iode dont les vents venus de mer inondent le site. La Vieille Dame qui la connait bien sait que derrière ses grands airs destinés à contenir désirs et émotions, elle est, comme elle-même d’ailleurs, émerveillée.

« Curieux, cette manie des Bretonnes, de se cacher derrière une rigidité de façade dont leurs enfants eux-mêmes déplorent la froideur, regrette la Korrigane. Elles promènent un regard qui semble indifférent à tout et à tous, quand elles ne condamnent pas ouvertement les écarts de conduite des uns ou des autres. »

La Vieille Dame retrouve dans tous ces personnages figés dans la pierre pour l’éternité, peut-être, le même regard appelé par l’au-delà qu’avait dans sa mémoire, celui de ses grands parents et arrières grands parents quand ils exigeaient qu’elle se conforme de gré ou de force aux nouvelles disciplines imposées par l’école de la République française et par l’église.

Elle dit :

- Ils témoignent d’une dignité et d’une fierté bretonne, celtique à leur insu, et leur froideur est ici sublimée. Les artistes ont fait du bon travail.

Mona acquiesce.

Elle dit

- L’effort surhumain que les anciens ont dû faire pour renoncer officiellement à leur histoire, à leurs langues et à leur héritage nous a donné cette rage et cette révolte que nous avons, nous les femmes, traduit par de la distance et une apparente indifférence pour les sentiments et les émotions.

La Vieille Dame se souvient.

Elle dit

- Lorsque ma Mère exigeait de moi que je plie devant la toute puissante autorité, à l’école ou plus encore à l’Eglise, je savais au même moment qu’elle ne cèderait pas tout en désapprouvant des exigences dont elle méconnaissait les fondements. Elle se sentait honteuse de mes rebellions et de mes curiosités, insensées bien sûr, à ses yeux. Elle exigeait une obéissance aveugle à des règles dont elle n’était pas certaine qu’elles soient fondées. J’aurais pu devenir folle. J’ai basculé tour à tour du côté de ses exigences ou du côté de ses incertitudes.

«Inceltitudes aussi bien …ironise la Korrigane. Il a fallu toute la sévérité des institutions pour briser les caractères. La honte due aux répressions abusivement justifiées au titre d’une faute morale a fini par envahir les esprits. L’humiliation a été, au quotidien, la menace à fuir.»

Mona reste plantée devant la statue de Gwenn.

Elle dit :

- Celle-ci a mis des triplés au monde. Elle a imploré Dieu pour avoir un 3ème sein pour pouvoir les nourrir tous les trois, à chaque bébé un sein … Naturellement Dieu a réalisé son vœu. Qu’est ce que cette histoire nous dit des femmes celtes ?

« A chacun son dû, je suppose, pense la Korrigane. Rigueur et détermination … »

La Vieille Dame est perplexe.

Elle dit :

- C’est du donnant-donnant. S’il faut mettre des enfants au monde, et c’est le rôle incontournable des femmes depuis des générations, elles veulent avoir ce qu’il faut pour les nourrir, elles ont le droit de l’exiger. C’est ce qui fait leur force. Leur soumission s’arrête au seuil de cette exigence.

Mona sourit, avec retenue, comme à son habitude.

Elle dit :

- Dans ma famille il y avait une de mes tantes qui ne voulait pas avoir d’enfant. Elle ne disait rien de ses raisons. Personne ne lui a rien demandé jamais. L’oncle en question avait toujours bu un peu trop et même beaucoup trop. La tante faisait son devoir envers lui et le récupérait au bistro quand il le fallait, sans se départir de sa dignité coutumière. Elle en imposait à tous. Un jour elle a cessé d’aller à la messe. Quand sa sœur, inquiète et peut-être horrifiée lui a demandé pourquoi, elle lui a jeté un regard glacial. Elle a dit : Le curé m’a demandé pourquoi je n’avais pas d’enfant. Je lui ai dit que ça ne le regardait pas. C’est tout.

La Vieille Dame rit, de plaisir.

Elle dit :

- Ça c’est la liberté !

« Elles avaient recours à la contraception bien avant l’heure ! constate la Korrigane »

Les visiteurs vont d’une statue à l’autre. Les enfants courent, rient, questionnent. Le grand air éparpille les conversations. La Vieille Dame et Mona veulent tout voir. Elles ne se souviennent pas de toutes les légendes attachées à chaque personnage.

Mona, studieuse, appareil photo en bandoulière, livret-guide de la visite en main, se repère sur le site pour ne rien oublier.

Elle dit :

- Il faudra revenir plusieurs fois ici et par tous les temps.

« Pas d’inquiétude, rigole la Korrigane, ils sont plantés là pour longtemps, en mémoire de cause. »

Au sommet de la colline, autour du tumulus qu’une motte féodale avait supplanté, les artistes ont regroupé les sept saints fondateurs de la Bretagne.

« Des Saints à la mode bretonne, suggère la Korrigane. Ils étaient tous des chefs de clans à la tête de nombreuses familles ; ils sont revenus par vagues successives entre les 3ème et 5ème siècles et ils ont administré et organisé la Bretagne en y implantant le christianisme auquel ils avaient été convertis en Grande Bretagne. Les Druides, ont été remplacés par les prêtres. Il y avait entre eux quelques affinités du côté des croyances en un Dieu Unique porteur d’amour. Il semble que les Femmes, comme Dahud, ont eu plus à pâtir de cette nouvelle coutume que les hommes qui ont vu leur autorité … sanctifiée. »

Mona … s’instruit. Comme toujours. Studieuse, elle consulte son livret et cherche le nom du Saint au pied de chaque statue. Elle lit ensuite le paragraphe qui lui est dédié. Elle ne laisse aucune place à la spéculation.

Elle dit :

- Trifin est décapitée par son époux Conomor, Gweltas la ressuscite au nom de Dieu ; elle met au monde Tremeur que son père Conomor décapite à son tour. Conomor est le diable, du point de vue de la nouvelle Eglise. Il y a peut-être autre chose à comprendre dans cette histoire.

La vieille dame réfléchit.

Elle dit :

- Carpe Diem ! Ça peut se dire en latin bien sûr. N’empêche, Conomor coupe les têtes de sa femme et de son fils : « carpe diem » terminé …

« La tête qui commande ! Qui commande à la place du cœur ! pense la Korrigane, c’est ce qui enrage Conomor, probablement. Sa femme et son fils y passent après d’autres. Apparemment il était fou de rage celui-là … »

La vieille Dame fait quelque pas.

Elle dit :

- Si on se défait des habitudes de pensées en vigueur depuis l’essor du christianisme, on s’aperçoit que ce fou furieux de Conomor, condamnable a plus d’un titre, commet des actes dont le sens disparaît sous une horreur sans nom. Sa conduite justifie sa condamnation. Mais que nous dit-il ? La femme celte n’a plus droit à « toute sa tête », comme on dit, et la tête de son fils est vide d’un héritage qu’elle ne peut plus lui transmettre. Conomor est de cette manière culturellement condamné à mort par un fils coupé de son héritage. Conomor ne peut plus rien transmettre. Il est stérilisé dans sa chair et son esprit. Le fardeau d’amour qu’il portait en communion avec Trifin doit être sacrifié sur les autels de la nouvelle religion.

Mona interrompt sa promenade. Elle hoche la tête.

Elle dit :

- Que je comprenne bien : Gweldas (Gildas), au nom de Dieu, ressuscite Trifin et Trémeur, la mère et le fils. Tous deux sont représentés ici avec leurs têtes décapitées portées dans leurs bras. Dieu est le sauveur, Conomor est le criminel. Il est condamné et condamnable. Mais … Conomor transmet un message : La femme et le fils des Celtes n’ont plus ni droit ni accès à leur héritage ce qui condamne Conomor à l’impuissance et à la stérilité, l’oracle le lui a dit. Il ne décapite la mère et l’enfant que pour manifester l’horreur du génocide culturel dont se rendent coupables les nouveaux envahisseurs de l’Armorique.

« C’est de l’aveuglement ! Ils ne savent pas ce qu’ils font. On retrouve ici l’œdipe des Grecs et son aveuglement sur les conséquences de ses actes, décide la Korrigane. »

La Vieille Dame acquiesce.

Elle dit

- C’est avec la tête qu’on peut nommer les choses. Pourtant les yeux d’Œdipe n’ont pas suffi à nommer ses parents. Pour les Grecs, le destin est aveugle. L’image est condamnée pour son impuissance à y suffire. Ma mère disait, savante sans le savoir : « Le papier endure de tout ». Et j’ai alors compris qu’il ne fallait pas se fier à ce que mes yeux voyaient, et qu’il était plus prudent « d’y regarder à deux fois », comme elle disait.

« Les civilisations s’affrontent, se combattent , réfléchit la Korrigane; les gagnantes meurent comme les autres après épuisement de leurs ressources et condamnation de leurs forfaitures. Des crimes de sang sont à l’origine des « religions du livre » et aussi des nations et des empires ; c’est peut-être un peu différent pour les peuples qui se cooptent et s’harmonisent sur des projets communs».

La fatigue se fait sentir. Les jambes de la Vieille Dame réclament un instant de repos. Assises dans l’herbe, non loin de Sant Erwan (Yves), l’avocat des pauvres, Saint Patron de la Bretagne, les deux amies laissent aller leurs réflexions, au delà des apparences, comme le site les y invite.

Mona feuillette son livret.

Elle dit :

- La quête et les conquêtes des civilisations semblent être interminables. Notre époque devient peu à peu savante des quatre à six mille ans d’histoire des populations, à peu près. J’ai l’impression qu’avec le peu que nous connaissons, on peut se faire une petite idée de la succession des préoccupations des lignées qui se sont succédées.

« Moi qui me construit au fur et à mesure des avancées que la conscience gagne en clarté sur les choses de la vie, je pense que les civilisations explorent toujours les mêmes questions. Il s’agit toujours des triades druidiques alignées sur la vie, la mort, l’amour. Il me semble, thésaurise la Korrigane, que l’exploration s’élève en spirale autour de ces trois problèmes sans jamais aboutir à une conclusion définitive. Toutes les civilisations sont en marche »

La Vieille Dame laisse errer ses pensées. Elle aime l’idée que Zant Erwan soit le Patron des avocats qui viennent du monde entier défiler aux Pardons qui se déroulent chaque année à Tréguier.

« En Bretagne les « Pardons » sont autant fêtes religieuses que commémorations des ancêtres et des anciennes coutumes ; c’est vraiment spectaculaire, sourit la Korrigane. »

La Vieille Dame aime s’adonner à penser.

Elle dit :

- Justice n’a pas été rendue à la civilisation celtique. Notre époque, avec la politique actuelle aveuglée par les problèmes de circulation des richesses qu’un petit nombre d’imbéciles avides et inconséquents amassent au détriment du plus grand nombre, nous maintient dans l’ignorance des mécanismes qu’ils mettent en place à leur profit. Notre pays, notre Bretagne, est mutilée d’une partie de son territoire et nous portons cette blessure à l’image des blessures infligées depuis cinq cents ans par des envahisseurs qui refusent le dialogue avec nous, dans leur volonté de vouloir nous soumettre, nous plier à leurs directives, jusqu’à nous faire oublier qui nous sommes. Seul, le granit de ces statues nous parle de nous.

Elle se tait, la Vieille Dame, comme chaque fois qu’elle craint de voir ses paroles devenir trop platement les mots usés du quotidien.

« Les Bretons, les Celtes, sont un peuple où la parole est encore inscrite dans la structuration profonde de leur pensée, de ce qui constitue leur manière d’être au monde, comme élément central de leur civilisation, souligne la Korrigane. Je suis avec eux attachée au savoir nommer et au pouvoir nommer tout ce qui est du registre des cycles « vie-mort-vie » dominés par l’amour et la justice pour garantir à chacun sa respiration vitale. Les images actuellement dominent l’humanité, l’éblouissent et l’aveuglent. Elles sont trop utilisées à des fins de manipulations. Elles s’effaceront, par nature. Les paroles justes et ajustées aux faits, aux découvertes scientifiques demeureront. »

Mona réfléchit, de concert avec la Vieille Dame.

Elle dit :

- Chaque peuple, chaque culture trimballe avec elle des trésors enfouis dans des langues et des histoires qu’il faut laisser vivre et sans doute aussi mourir sans interdiction brutale, mortifère, abrutissante. La Terre entière est en pleine accélération de l’évolution. Elle a besoin de tout son monde.

« Le triomphe de la vie requiert tous nos efforts intelligemment sollicités, ajoute la Korrigane. Et chacun doit faire sa part. Nous voilà au début d’un millénaire qui va exiger de nous un déploiement sans précédent de toutes nos facultés mentales. Il faut faire avancer la paix, la justice, l’innovation et si j’en crois toutes les civilisations, nous n’avons que l’amour comme outil suprême. L’amour c’est l’énergie au service du triomphe de la vie. »

La Vieille Dame sait tout ça.

Elle dit :

- Nous sommes au bord d’une ère nouvelle, au bord des univers qui s’ouvrent devant nous. L’opération Rosetta a réussi. Nous sommes en quelque sorte arrivés aux confins du monde connu, avec la vertigineuse impression que nous sommes en visite au bord des premiers moments de notre existence dans notre galaxie tout en restant dans ce moment présent avec un temps complètement étiré, élastique, compté en milliards de milliards d’années. Nos cervelles sont continuellement mises à l’épreuve de devoir s’élargir au delà de nos plus folles imaginations.

Mona sourit.

Elle dit :

- Que tout ça est intéressant ! J’en suis constamment émerveillée et en même temps je suis parfois en colère contre un quotidien qui m’oblige à revenir sur terre …

Elles rient, indulgentes. L’humanité passe son temps à gagner des espaces pour que triomphe la vie en dépit de ses faiblesses.

* « Skol An Emsav », entre autres.

*****

10

LA PUDEUR BRETONNE

Iffig

Au retour d’une de ses pérégrinations, Iffig revient vers sa vieille amie. Il ne sait pas trop pourquoi. Il a fait un rêve. Derrière le vieux chêne qui avait résisté aux embruns et avait fini par devenir un respectable monument témoin du temps passé, au fond du jardin de la Vieille Dame, une sorte de pierre philosophale était enfouie et il devait la déterrer.

Iffig, généralement très silencieux sur les cogitations qu’il maintient vigoureusement hors d’atteinte de toute investigation étrangère à sa personne, s’est retrouvé dans son lit les yeux grands ouverts avec un cœur dont les battements affolés l’avaient surpris.

Il dit :

- J’ai fait un rêve.

La Vieille Dame lève les yeux à hauteur du sommet de la silhouette du gaillard qui s’incline pour l’embrasser en guise de bonjour.

Elle dit :

- Raconte ?

Ils s’installent sur la terrasse. Le soleil est déjà bas sur l’horizon ; il va mettre un bon moment avant de sombrer au large après avoir repeint les maisons de l’aber, le sable, les rochers, les algues qui étirent les frontières de l’estran sur la plage. C’est l’heure de l’étal et les vagues n’émettent plus qu’un clapotis discret. L’heure est à l’apaisement.

Iffig a du mal à se décider. Mais il sent bien qu’il est venu pour ça. Les vieilles dames ont souvent au fond de leurs prunelles ce regard qui comprend sans condamner.

Il dit :

- J’ai fait un drôle de rêve. Il y avait une sorte de très grosse pierre très blanche, très enfouie sous le chêne du fond de votre jardin…

« Une pierre philosophale, s’interroge la Korrigane ? Ah la la ! Ça va les réveiller. »

La Vieille Dame attend, écoute, réfléchit.

Elle dit :

- Une pierre philosophale ?

Iffig, encouragé, se torture les méninges ; parler est difficile et parler juste encore plus. Il se demande s’il ne va pas renoncer. Mais son cœur avait battu trop vite.

Il dit :

- C’était aussi une pierre tombale, enfin, c’est l’idée qui m’est venue …

La Vieille Dame fait taire ses hypothèses. Elle veut écouter.

« Les rêves sont des portes ouvertes sur le monde de l’âme se dit la Korrigane. Tous les peuples s’y intéressent et en Europe les religions et les sciences s’interrogent sur cette production des cervelles en ébullition sur les choses de la vie. »

La Vieille Dame attend. Iffig est au bord de ne pas pouvoir en dire davantage ? Au moins qu’il sache qu’elle peut l’écouter ; alors il entendra lui-même ce que lui dit son rêve.

Il dit :

- C’était très compliqué. Il me fallait des outils. J’étais angoissé sans savoir pourquoi. C’est drôle un rêve. Comme si les sensations, la peur, l’émotion, servaient de paroles pour dire leur secret.

La Vieille Dame ne cache pas son intérêt.

Elle dit :

- Tu étais très angoissé ?

Iffig n’aime pas du tout ce qu’il éprouve. Et la Vieille Dame a parfois l’art de remuer le couteau dans la plaie … parfois. Il veut dominer son malaise.

Il dit :

- Comme je ne me suis pas réveillé et que le rêve m’a paru très long, je suppose que l’angoisse n’était pas insurmontable. Ce n’était pas un cauchemar.

La Vieille Dame approuve.

Elle dit :

- Et alors ?

Iffig respire. Il prend son temps.

« Il se tait et se concentre, remarque la Korrigane. J’ai presque pitié de l’effort qu’il fait pour aller farfouiller dans les profondeurs de son âme. On dirait qu’il n’a pas le choix. »

Finalement, un petit silence de récupération que respecte la Vieille dame s’installe tranquillement sur la terrasse.

Il y a des instants de grâce comme celui-là, dissouts dans l’air qui tout à coup éternisent un mouvement suspendu entre ciel et terre, mer et soleil, paix et profondeur. Y être sensible dispense un vrai bonheur.

« Ça n’arrive pas souvent, constate la Korrigane. Il me semble qu’il s’agit toujours d’une bascule sur les frontières entre les avants et les après d’un événement important. »

Iffig et la Vieille Dame savourent.

Iffig dit :

- Le chêne de mon rêve me fait penser au gui et aux Druides, à Noël et à la fête de la lumière que les anciens célébraient le 25 Décembre.

La Vieille Dame sourit, encourageante.

Iffig dit :

- Le chêne, le gui, le Druide, c’est du folklore. Personne ne s’en soucie. Vous voyez, j’ai honte de les évoquer.

« Forcément. C’est devenu sujet de rigolade pour les esprits supérieurs que des décennies d’intellectualisme ont jetés aux pourceaux, regrette la Korrigane ».

La Vieille Dame se redresse.

Elle dit :

- Quoi encore, Iffig ? C’est toi, le rêveur, c’est toi qui sais ce qu’il y a dans ton rêve. Ne te le laisse pas voler par des sarcasmes.

Iffig apprécie souvent les véhémences de la Vieille Dame. Il ne sait pas très bien pourquoi, mais il en est toujours réconforté. Elle est comme un pont entre les anciennes coutumes de Bretagne et les nouvelles manières d’être au monde que l’esprit scientifique donne en partage à tous les Terriens.

Il dit :

- Nous les Bretons, nous avons perdu l’habitude de parler. Je suis barricadé dans ma peau. Je fuis tout ce qui me touche.

« C’est le moment de se taire, aimerait suggérer la Korrigane à la Vieille Dame. »

La Vieille Dame, naturellement, se tait. Iffig lui jette un regard d’excuse. Elle répond d’un sourire. Leurs regards se fuient. Il retourne dans les obscurités de ses profondeurs.

Il se décide enfin.

Il dit :

- Dans mon rêve je ne savais pas de quels outils j’avais besoin. Je crois que je voulais aller en chercher, mais, finalement je m’y suis mis avec mes mains, mes pieds et, horreur, avec ma bouche. C’est idiot les rêves …

La Vieille Dame saisit la perche tendue.

Elle dit.

- La bouche c’est fait pour parler et manger, les pieds pour avancer, les mains pour fabriquer.

Iffig, saisi, entend.

Il dit :

- Vous alors ! Vous me redonnez mes outils.

« Eh ben voilà ponctue la Korrigane ! J’aimerais bien savoir ce qu’il y a dans sa pierre philosophale qu’il prend pour un tombeau. Mais je le sais, finalement. La philosophie, celtique ici, est enfouie au milieu des racines du chêne druidique. Désormais il va pouvoir la déterrer, si le cœur lui en dit. »

La Vieille Dame éprouve un soulagement. Iffig est allégé, un peu.

« Il a du chemin à faire, songe la Korrigane. Comment l’aider ? »

La Vieille Dame entraine Iffig dans sa bibliothèque ; elle a une petite idée du livre qu’elle va lui offrir. La matière de Bretagne est riche et enfin écrite.

« L’association « Dastum » fait un énorme travail pour recueillir enregistrer et écrire ce que la tradition orale a laissé. Il était temps, pense la Korrigane. Les jeunes n’ont plus cette mémoire. Ils ont perdu l’habitude d’apprendre par cœur cette manne de récits qui se déclamaient autour des cheminées et plus anciennement dans les clairières au milieu des chênes. Ils inspirent désormais des chercheurs. Anjela Duval, paysanne et poète a laissé pour sa part une œuvre émouvante ; Plus avant l’œuvre de Marc’harid Fulup avait pu être recueillie Par JM Luzel, comme tant d’autres. Et la Vieille Dame était amie d’Angèle Vannier, célèbre au milieu des siens. »

Elle dit :

- Cherche « ton » mythe, donne lui la main et avance.

« Ça va lui passer au-dessus de la tête, craint la Korrigane, pessimiste cette fois. »

Iffig, dont la réputation d’ours mal léché est depuis longtemps de notoriété publique, s’étonne un instant.

Il dit

- « Mon » mythe ? Avez-vous une idée derrière la tête?

La Vieille Dame hésite. Elle se souvient de Thomas qui lui a dit : Dahud, c’est toi. Mais il n’est pas question qu’elle dise à Iffig ce qu’elle voit de lui dans le miroir. Il est trop ombrageux, trop emberlificoté dans ses questions et ses non-questions

Elle dit :

- Tu as le choix. Tu viens de déterrer ta pierre philosophale. Le chêne de ton rêve te renvoie au gui et à la philosophie celtique. Essaie du côté des grandes figures des contes initiatiques gallois, les Mabbinogion, essaie la légende arthurienne, essaie Taliesin, Merlin lui-même, l’enchanteur qui sait se faire aimer et apprécier bien qu’il soit « l’homme des bois » rustique et sauvage.

Iffig doute.

Il dit :

- Ça ressemble à des contes pour enfant tout ça.

« C’est bien le problème se dit la Korrigane. Les gens ne savent plus lire ni découvrir les paroles justes des légendes et des contes qui accompagnent et montrent le cheminement des civilisations. C’est peut-être la faute des imageries qui ont peu à peu déformé le sens des mots »

La Vieille Dame hausse les épaules.

Elle dit :

- Mais non. Il suffit d’apprendre à lire le sens caché derrière les mots. Si tous les grands livres ne nous racontaient pas nos histoires comme la bible, les Evangiles, les récits védiques, ils ne serviraient à rien.

Iffig acquiesce. Mais il est encore loin de préférer l’effort à faire plutôt que de renoncer à ses habitudes, celles qui le distraient abondamment des difficultés à vaincre pour accéder à une autre position, une autre manière d’être au monde.

Il dit

- Vous savez, j’ai sur les épaules le poids des défaites de la Bretagne. J’aurais dû m’appeler Arthur, l’ours, et pour moi l’ours mal léché. Je suis comme paralysé dans mes incertitudes et je fais semblant de tout savoir sans avoir à l’apprendre. Je crois que je passe ma vie à protester contre un ordre des choses en désaccord avec ce qui devrait être si nous avions officiellement le droit d’être ce que nous sommes, Bretons en Bretagne, d’origine Celtique, dans un ensemble européen accueillant à chacun de ses peuples.

« Elle savait bien, la Vieille Dame, qu’un jour, après bien des combats, Iffig, et sans doute beaucoup d’autres avec lui, retourneraient sur les sentiers d’une fierté bafouée par quatre à cinq siècles d’insupportables mutilations, espère la Korrigane. Chaque civilisation entre dans un concert qui exprime par toutes ses facultés le désir d’une harmonie en accord avec les beautés du monde et de l’Univers. Chaque blessure, chaque mutilation est signe d’une défaite de l’humanité. »

Iffig a basculé du côté de son avenir. Ça lui fait drôle.

Il dit :

- Merci pour le livre.

*****

11

ALAIN

LE NŒUD D’ÉCOUTE

Alain a promis une visite à la Vieille Dame.

Il dit :

- J’aime et je crains nos conversations. Je me demande, et finalement je ne me demande pas vraiment comment et pourquoi le Peuple Juif ne s’est pas dissout dans les autres cultures. Rien ne nous distingue des autres. Je me demande aussi comment vous, les Celtes, vous résistez encore sur le territoire dont la civilisation latine vous dépossède chaque jour un peu plus. Et rien, non plus ne vous distingue des autres.

« On dit généralement qu’il suffit de bien poser les données d’un problème pour savoir le résoudre, souligne la Korrigane ».

La Vieille Dame installe Alain dans le petit salon qui donne sur la terrasse. Peut-être prendront-ils le temps d’une promenade, tout à l’heure, si « le temps se lève » comme on dit ici, quand l’ombre des nuages est dissipée par la lumière et qu’il est donc temps de se lever aussi.

Elle dit :

- Nous fraternisons dans la survie ?

Il rit.

Il dit :

- Tout juste ! Mais pas seulement. Nous sommes un peuple de voyageurs, vous êtes un peuple de voyageurs. Vous avez sillonné les mers. Nous avons sillonné les terres. Nous sommes deux très vieux peuples qui datent d’avant la civilisation latine et ses impérialismes. Nous souffrons et nous survivons. Comment comprendre tout ça ?

« Patience ! Ils voient bien tous les deux qu’ils avancent. C’est essentiel, commente la Korrigane avide comme toujours d’enrichir sa consistance ».

La Vieille Dame rassemble ses idées.

Elle dit :

- Nous nous entendons sur des choses essentielles. Le Peuple Juif a inventé Dieu en prenant la précaution de dire qu’il est Inconnaissable et le panthéon celtique ne s’autorise même pas à prononcer son nom qu’il désigne par les trois lettres OIW. C’est la même sagesse. Les Celtes et les Juifs font cause commune à ce sujet.

Alain en convient bien volontiers. C’est un thème de discussion récurrent entre eux.

« Il me semble, se dit la Korrigane que les études Juives sur les lettres et les chiffres, avec l’idée qu’elles recelaient le secret de la vie, pourraient éclairer la signification des trois lettres qui désignent l’Inconnaissable chez les Celtes. »

Les habitudes de pensées qu’une longue expérience ont rendues agiles chez l’un comme chez l’autre, sont une source intarissable à laquelle ils puisent volontiers lorsqu’ils discutent. La Vieille Dame apprécie ces moments où le partage les enrichit tous les deux.

Elle dit :

- Quand tu parles de l’Inconnaissable et que je parle d’OIW, je ne peux pas m’empêcher de penser que durant les deux ou trois millénaires qui ont précédé le christianisme, ton peuple et le mien élaboraient une sorte de science de la vie, en parallèle.

« Les contacts existaient entre les Druides et les Rabbins et chaque peuple avaient ses prophètes, ses chercheurs, constate la Korrigane. Et les Grecs ont, les premiers, traduit la Bible»

Alain se demande d’où nait cette connivence entre la Vieille Dame et lui.

Il dit :

- Nous avons chacun en héritage des sources vivantes élaborées par les anciens de nos peuples. Il devait y avoir, durant ces millénaires d’avant le christianisme, un bouillonnement d’idées et de réflexions partagées puisque nous nous en nourrissons encore.

« Voilà, c’est ça, s’émeut la Korrigane. Les humains se parlent. Et c’est ce qui importe quand ils ont des choses différentes à se dire »

Le Vieille Dame enchaine.

Elle dit :

- Cette époque a été absolument foisonnante, comme si dans le monde, des peuples étaient devenus suffisamment nombreux et diversifiés pour élaborer dans cet espace de temps et chacun chez soi mais en lien plus ou moins soutenu avec les autres, des récits concernant tous, en toute différence les uns des autres, la genèse de l’humanité.

« Ils voyageaient beaucoup se rappelle la Korrigane. Durant cette longue époque leurs recherches les conduisaient sur toute la planète, en quête de la vie éternelle, comme Gilgamesh, et Alexandre. »

La Vieille Dame feuillette les Évangiles.

Elle dit :

- Le Juif Jésus a dû naître de ce foisonnement de réflexions et d’explications qu’ils élaboraient jour après jour.

« Évidemment, assure la Korrigane. L’Égyptienne Isis avait élaboré dans ses temples, qui étaient des lieux de réunion et de réflexion, des théories sur l’amour, sur la Charité. On sait que le Peuple juif a longuement séjourné en Egypte. »

Alain feuillette la Bible.

Il dit :

- On peut supposer que les pharaons avaient, à cette époque, épuisé le thème sur lequel leur civilisation avait été fondée. Les dynasties de pharaons se voulaient immortelles comme le soleil immuable dont ils disaient descendre. En conséquence de leur croyance, ils se sont mariés entre eux pour préserver leur héritage, à l’intérieur de leur lignée divinisée à ne pas mélanger avec le commun des mortels ; et ils ont, peu à peu, constaté que ce n’était pas une bonne idée. Les sarcophages ont révélé que leurs derniers descendants étaient incapables de survivre, leurs bébés mouraient et les survivants étaient malades, estropiés, affaiblis. Toutankhamon qui nous a tant ému et son épouse sont morts dans leur 20ème année et derrière leurs merveilleuses apparences momifiées, les savants ont découverts des corps jeunes très déformés et très malades.

La Vieille Dame acquiesce.

Elle dit

- Leurs prêtres ont mis très longtemps à reconnaître les erreurs de cette croyance dans une filiation divine gage d’immortalité.

« Je me demande, s’interroge la Korrigane, comment ils ont réussi à maintenir une foi aussi étrange ; sur quelle idée se disaient-ils fils du soleil ? Avant eux, à Sumer, il était question des dieux, comme autant d’extra-terrestres, descendant sur terre dans des « chars de feu ». La Bible elle-même y fait obscurément allusion. Pourquoi se sont-il mis à construire des pyramides, comme autant de bases spatiales, en attente d’une résurrection et d’un nouveau départ vers des espaces d’immortalité ? Pourquoi ont-ils embaumé les corps des pharaons ? Pourquoi les ont-ils entourés de tout le nécessaire à un long voyage ? Se disaient-ils héritiers des dieux extra-terrestres visiteurs de la terre ? Ils voulaient sans doute maintenir la croyance dans un au-delà que nous dévoile toute cette civilisation des pyramides. Le soleil, qu’ils appelaient « Ra » n’est pas un Dieu. Et l’interdit majeur qui domine et soumet toutes les civilisations à sa loi concerne l’inceste, mortifère pour tous les humains. Les Pharaons et leurs prêtres ont démontré au monde entier que l’inceste et la mort ont partie liée ; les enfants n’y survivent pas ».

Alain se laisserait bien distraire par les jeux de lumière que les rayons du soleil promènent sur les genêts en bordure de la terrasse. Leurs longues tiges lisses embaumées du jaune d’or de leur floraison, tout à fait solaire, lui donne l’occasion de comprendre, tout à coup qu’on pouvait se laisser fasciner.

Il dit :

- Quand je pense qu’ils ont fondé sur le mirage de cette filiation particulière toute une civilisation qui a donné des œuvres magnifiques, du rêve pour toutes les générations à venir …

La Vieille Dame mesure les abîmes de la pensée. À quels sacrifices meurtriers une civilisation peut-elle consentir et œuvrer pour défendre ses croyances ?

Elle dit :

- L’humanité masculine semble fascinée dès cette époque par un vertigineux mirage qui justifierait sa déification. Pour expérimenter l’immortalité ?

« Aucun humain, sur terre ne se résigne à sa condamnation à mort. Ce qui ne semble pas anormal, se dit la Korrigane »

Alain reste silencieux. La Vieille Dame remue ses idées.

Elle dit :

- Isis et ses prêtresses, bonnes pédagogues, élaboraient dans ses temples, des codes sur les pratiques de la sexualité. Elle avait déjà probablement supplanté le culte de la Grande Mère, au bénéfice de la Femme.

Alain fronce les sourcils. Il voit venir la Vieille Dame.

Il dit :

- Jésus a été le représentant absolu de cette réflexion partagée dans une proximité géographique du Moyen Orient. L’Unique représentant. L’Homme absolu. Le fils de Dieu. Nous, les Juifs le considérons comme l’un des nôtres puisqu’il est issu de notre peuple. Mais c’est un déviant puisqu’il se dit Dieu. Et Dieu est inconnaissable.

« Ah, s’illumine la Korrigane, Je comprends ! Les récits des uns et des autres sur l’origine de la vie, avec à chaque foi la lutte contre l’inévitable de la mort, a produit toutes ces civilisations et chacune a prospéré dans sa sphère. Des œuvres admirables et des récits non moins ingénieux ont finalement construit et déconstruit successivement toutes les tentatives de maintenir l’espoir que l’immortalité existe au delà de la mort. C’est émouvant, et combien pathétique.»

La Vieille Dame s’accroche à une idée persistante au fond de sa cervelle.

Elle dit :

- La Grande Mère a été vaincue par Gilgamesh parti à la conquête de la plante d’immortalité. Déjà il refusait que seule la Mère puisse donner la vie et la mort du même mouvement L’Inconnaissable a été personnifié chez les Egyptiens par Râ, le soleil, à portée de regard. Isis a, un temps, survécu pour représenter La Femme. Jésus, héritier d’Isis en raison des pérégrinations égyptiennes du peuple juif, a récolté son héritage du côté de l’amour, de la charité, de la pédagogie. C’est le début, à mon sens, d’une autre tentative pour forcer la pérennité de la croyance en l’immortalité ; ensuite le culte chrétien a fait florès. Il a duré deux mille ans, jusqu’à nos jours, et il est en train de prendre un virage périlleux sous l’évidence de découvertes scientifiques qu’il n’est plus question d’ignorer, ni de condamner.

« C’est étonnant se souvient la Korrigane, le disciple De Jésus, Thomas, qui ne pouvait croire en la résurrection qu’à condition de voir Jésus ressuscité en personne, avec ses propres yeux et en le touchant, a introduit une sorte de dynamique du côté de la vérification, scientifique en quelque sorte. »

Alain se laisse comme souvent entrainer par les réflexions de la Vieille Dame.

Il dit :

- C’est un peu saisissant comme raccourci. En même temps c’est une bonne synthèse, on dirait.

« Et voilà, souligne la Korrigane, le fil conducteur de toutes les civilisations qui, depuis la nuit des temps, cherchent des explications sur leur existence et sur le destin individuel de chaque être humain, concerne la mort. « Rien de plus, rien d’autre » C’est d’une évidence absolue et d’une absolue nécessité. »

La Vieille Dame n’est pas au bout de ses cogitations.

Elle dit :

- Le désir d’immortalité s’est rendu maître des civilisations qui ont construit des religions, forcenées dans leur application. Combien de meurtres ont été commis au nom de la foi ?

Alain s’immobilise face à l’immensité qui déploie ses infinitudes, insondables comme le désir humain de se les approprier, maintenant et à jamais …

Il dit :

- Ecoute, il me semble …

La Vieille Dame attend. Elle sait très bien que dans la bousculade des idées qu’ensemble souvent ils remuent, de l’un à l’autre partagées, et pour chacun enracinées dans les profondeurs de leur appartenance à une origine pensée depuis plusieurs millénaires, il est nécessaire de trier les mots les plus justes pour les rendre audibles d’être justifiés.

Alain prend son temps.

Il dit :

- Il me semble que nos deux civilisations se rejoignent sur l’importance que nous accordons à la PAROLE, celle dont nous disons que d’elle est né le monde. Celle qui pour vous les Celtes désigne la frontière ultime de la vie. Nous nous rejoignons sur le fait que pour vous comme pour nous Dieu et OIW ne font qu’un dans la notion d’Inconnaissable. Mais nous pensons qu’il se dissimule dans la parole que nous produisons. A l’inverse, vous vous pliez à la discipline d’une Parole justifiée dans la réalité du trépas.

« Ça me semble tout à fait juste, souligne la Korrigane. On peut faire beaucoup de chemin avec ça. Têtus sont les Celtes qui produisent des convictions comme des phares plantés en mer ! Ils vivent la mort comme étant inéluctable et l’acceptent, dans la douleur sans doute, mais une douleur qui ne s’insinue pas dans tous les méandres du temps et de la vie. La langue bretonne nomme les souffrances que la mort provoque en les enchaînant ensemble sur la même racine : ank contrairement à la langue française qui les explose dans tous les recoins de la vie, entre l’angoisse le chagrin et l’oubli des mots qui ne sont pas reliés entre eux et qui ne sont pas révélateurs de leurs causes. La culture s’exprime dans les mots que des locuteurs produisent ensemble et imprime dans l’esprit des héritiers, une manière d’être au monde différente, porteuse pour l’humanité d’une sorte de vérité révélée, plus modestement un phare, au service de tous. »

La Vieille Dame est très soucieuse des faits et de leur évidence incontournable.

Elle dit :

- L’humanité doit convenir aujourd’hui qu’à l’évidence la mort est ce qui résiste à toutes les religions. Elle renvoie chaque être vivant à son quotidien et à ses réalités coutumières, sans céder sur l’inévitable. C’est le désir qui nous propulse pour la vaincre ; le triomphe de la vie reste notre réponse, indestructible en retour.

Alain en convient.

Il dit :

- Le développement des sciences change notre regard. Les cadavres qui s’accumulent depuis la naissance de l’humanité sont recyclés par le travail des particules ultimes découvertes récemment. Nous ne nous demandons plus comme avant ce que nous devenons après avoir cessé de vivre. Nous savons que la vie continue. Nous ne savons pas comment et pourquoi. Mais le grand œuvre de la nature semble vraiment immortel.

« Je me demande bien et je n’en sais encore rien, fantasme la Korrigane, si je suis la métamorphose espérée par les êtres vivants qui s’activent tous, continuellement et à chaque instant, et à leur insu le plus souvent, pour que la vie triomphe au delà du regard, au delà des apparences. »

La Vieille Dame rêve.

Elle dit :

- Le regard, le regard de la science, le regard de Thomas, le regard aveugle d’une volonté qui se cherche en dedans et au dehors, le regard sur la beauté, le regard nourrit notre être, notre être au monde ; le regard cherche dans l’autre ce qui est du danger et ce qui est de la sympathie ; le regard est un pont entre nous, les uns vis à vis des autres. Un pont sur lequel la quête de l’infini nous dévore.

« Bon ça va bien, pense la Korrigane. Elle est mieux quand ses deux pieds touchent la terre…Les moyens d’évasion ne manquent pas à l’humanité »

Alain aime quand la Vieille Dame se perd aux frontières de l’art qui s’essaie à rendre tangible les univers invisibles.

Il dit :

- Je t’emmène au concert ou je t’emmène au musée ?

« Du règne de la Grande Mère à la découverte de l’existence immortelle des bosons qui constituent tout ce qui existe, le voyage aujourd’hui balisé entre Alain et la Vieille Dame me donne comme un vertige, et l’espoir qu’une métamorphose m’ouvre les portes d’un univers plus éternel qu’immortel …espère la Korrigane jamais à court d’une espérance encore insensée. »

*****

12

François

L’AIR DU TEMPS

La Vieille Dame, en son temps, avait été très soucieuse de travailler, follement, à infléchir les conditions de la vie dans son environnement immédiat ; elle pensait à ses enfants qui grandissaient et à tous ces jeunes de la même génération qu’eux, avec, déjà, le chômage qui commençait à sévir, dès les années soixante quinze.

« Elle pressentait, constate la Korrigane, que les temps ne leur seraient pas très favorables. Le bruit et la fureur dont les télévisions arrosaient et arrosent encore les esprits entre deux flons-flons et paillettes, ne laissent guère de place disponible aux esprits penseurs, chercheurs et travailleurs. Les nouveaux français des banlieues, tiraillés entre leur origine et leur terre d’exil, chassés de chez eux par les guerres, les malheurs et le triste espoir de survivre, grossissaient le flux des misères et des malaises. Le processus d’assimilation à la française reste mal pensé, mortifère, et on pouvait déjà craindre que la politique hexagonale allait l’utiliser pour en faire un terrain de rivalité, d’affrontements et d’invectives de très bas niveau. »

L’association* que la Vieille Dame avait mise en place avec quelques autres et après mure réflexion s’était choisie un nom en cohérence avec ses projets. C’était un nom en langue bretonne, facilement traduisible en français. L’objectif était de vivre et travailler au pays en redynamisant un village qui se désertifiait depuis les années 60.

« Elle savait bien qu’un nom ne se donne pas au hasard. Il fallait que ce nom porte le projet dans toutes ses dimensions et perspectives, et aussi la trace de son origine. Ce qui fut fait. »

Le projet requérait l’assentiment des populations concernées par sa mise en place et donc par le feu vert des élus, autrement dit celui de Monsieur le Maire et de son Conseil Municipal.

François est un élu déterminé et chaleureux, à l’image de tous les candidats aux postes de commandement ; il aime évoquer avec la Vieille Dame les difficultés du métier. Elle l’appréciait bien en son temps. Ils ont conservé quelques relations qui se sont raréfiées par la force des choses, chacun navigant sur son erre ; ce jour-là ils se retrouvent dans les couloirs d’un quelconque « palais des congrès » qui rassemble des élus et des responsables d’associations.

François, sincère, ouvre ses bras à la Vieille Dame.

Il dit :

- Tu es sortie de ton trou ? Il y a longtemps que nous ne nous sommes plus rencontrés.

La Vieille Dame retrouve cette chaleur, cette faconde qui séduit ; François a « du charisme »

Elle dit :

- Raconte moi, que deviens-tu ?

Il lui propose de s’asseoir dans le coin réservé au bar, parmi les plantes vertes qui délimitent astucieusement un espace plus tranquille, à l’abri des allées et venues. Tout l’espace ici, est très bien pensé.

Il dit :

- Je suis devenu député tu sais ?

La Vieille Dame est au courant.

Elle dit :

- J’ai lu ça dans le journal comme tout le monde. Dis moi, que penses-tu de la politique actuelle ?

François sait bien qu’il ne va pas échapper à la sagacité de la Vieille Dame. Toutes ses questions vont être autant d’invitations à produire des arguments justifiés et sincères.

Elle le regarde.

Il dit :

- Nous sommes dans une impasse. Je suis à gauche avec ceux qui s’indignent, je suis à droite avec ceux qui pensent l’économie ; je suis à gauche avec les travailleurs, je suis à droite avec les petites et moyennes entreprises. Je suis à gauche avec le peuple sur lequel pleuvent les injustices, je suis à droite avec la police qui maintient l’ordre.

François jette un coup d’œil inquiet à la Vieille Dame.

Elle dit :

- Tout le monde est perdu. Quand je vous écoute, vous, nos élus, de plus en plus rarement, j’en conviens, je suis d’accord avec des bribes de ce que vous nous racontez. Vous êtes à mille lieues de nous. Nous sommes enfumés en permanence par des discours sur les valeurs, toutes les mêmes, forcément, puisqu’il s’agit pour vous tous de les défendre. Vous avez tous « le monopole du cœur » mais ce n’est plus qu’un vain mot. Après, nous avons beaucoup de mal à comprendre comment chaque parti va y arriver.

François sait tout ça ; il est dans un engrenage où des stratégies individuelles parfois chichement regroupées à l’intérieur des partis sont instrumentalisées par des informateurs qui se disent spécialisés dans la politique.

Il dit

- Nous formons avec les journalistes des tandems infernaux où le jeu consiste pour eux à nous faire avouer nos supposées manigances et nos projets avant même que nous les ayons élaborés, et pour nous à nous défendre de leurs suspicions et provocations. Ils ont le pouvoir de faire la pluie et le beau temps dans le public. Ils donnent l’impression que nous sommes des accusés devant un tribunal et ils instruisent à charge. Ça devient irrespirable.

« Il souffre on dirait, réfléchit la Korrigane ; en même temps il y fait carrière dans la politique. C’est son gagne-pain ; il est bien obligé de durer, comme tout le monde, là où sa tartine est beurrée. Et il vote les lois qui lui attribuent le montant de son salaire. C’est quand même commode, non ? »

La Vieille Dame se dit que décidément la politique est une arène sanglante qui attise les pires instincts.

- Elle dit :

- Au fond le tandem journaliste-élu devrait fonctionner au service du peuple si on regardait les choses de manière positive. Mais les bagarres qui durent depuis des années entre les partis et à l’intérieur de chaque parti sont devenus le fonds de commerce dont la communication et les communicants nous abreuvent à jet continu. Y a-t-il un groupe qui travaille sur les résultats et les effets des lois qui ont été votées ?

François sent venir les questions qui fâchent.

Il dit :

- Beaucoup de lois sont votées sous la pression des lobbies qui mâchent le travail des députés qui, de temps en temps se laissent acheter, c’est vrai et c’est scandaleux. Quand il s’agit de lois qui favorisent la justice sociale, comme les 35h, les levées de boucliers se succèdent et fragilisent la stabilité du système. L’acte d’accusation est toujours très facile à faire pour l’opposition et les lobbies.

« Il faudrait peut-être commencer par vérifier le bien fondé de certaines lois(1&2), se dit la Korrigane ; celles qui sont votées en catimini à la veille des vacances d’été ou de Noël, qui passent dans l’indifférence générale, font des dégâts terribles du côté des injustices. Est-ce que les journalistes ne devraient pas travailler en profondeur sur ce genre de pratique en l’éclairant, à grand renfort de communication, à la fois de ses causes et de ses conséquences ? Les populations sont fautives aussi. Elles ne s’intéressent qu’à leurs soucis du moment et ne cherchent pas à s’informer sur les états de services des personnages qu’elles élisent ; elles votent et revotent pour leurs bourreaux. Les prédateurs ont beau jeu de les enfumer.»

La Vieille Dame se demande si François s’y retrouve dans ce guêpier ; elle espère qu’il ne s’est pas laissé convaincre, voire acheter, qui sait ?

Elle dit :

- Appuierais-tu l’idée qu’il faut modifier certaines lois du fonctionnement de l’assemblée nationale ?

« Je vois d’ici la levée des boucliers ! se murmure la Korrigane à elle-même ; Les Belges ont essayé. Ils se sont passés de députés durant plus d’une année et il n’y a pas eu de conséquences … C’est à se demander à quoi servent les députés ? L’administration toute seule fait fonctionner les pays. »

Les yeux dans les yeux … François regarde la Vieille Dame.

Il dit :

- Que tu me croies ou non, je ne peux plus me satisfaire de ce système. Je ne suis pas un révolutionnaire. J’ai des convictions comme toi-même tu en as. Mais nous sommes tributaires de tels dysfonctionnements qu’il va bien falloir y regarder de plus près. Et ça se fera forcément. Il faudrait que les journalistes sachent quelles bonnes questions nous poser publiquement pour ouvrir les oreilles et la compréhension de nos concitoyens. Peut-être pourrions nous alors éviter une révolte que tous nous sentons venir. Tous, je t’assure, même les plus paresseux et les profiteurs du système.

« Il est malin ou il est vraiment intelligent, se demande la Korrigane, et de quelle sorte de courage est-il capable ? Le poids des habitudes, les avantages acquis et les paresses de l’esprit quand il s’agit d’aller dénicher les erreurs sont ensemble un bien lourd handicap. »

La Vieille Dame ne se laisse pas embobiner. Elle vient de recevoir sa feuille d’impôts, deux de ses proches sont en perdition entre maladie et menace de chômage et elle ne peut pas les aider autant qu’il le faudrait parce que le fisc se sert dans son porte monnaie avant toute autre considération.

Elle dit :

- Si vous ne faites rien la révolte va se produire. Les Espagnols commencent à montrer le chemin. Quand aux Islandais, rappelle-toi, ils ont mis tous leurs élus à la porte ou en prison et ont changé tout leur système. Ils ont assaini leurs finances. Mais il vrai que c’est un très petit pays avec une population peu nombreuse. Les petits pays se débrouillent beaucoup mieux et beaucoup plus facilement que les plus grands. Ça devrait inspirer les jacobins en France pour libérer les Régions et les vrais pays comme la Bretagne et l’Alsace. Tu as peut-être des idées ?

Bien sûr qu’il a des idées. Et bien sûr qu’il participe à des réflexions dans son parti et dans son groupe.

Il dit :

- Personne n’imagine quelle quantité de travail nous devons abattre, entre le devoir de rencontrer nos électeurs et de les instruire de nos démarches et de nos buts, le travail dans les commissions pour évaluer des problèmes et préparer des lois, les rivalités avec les collègues à prendre en considération, les attaques des élus de l’opposition, les attaques des journalistes nationaux qui nous mettent au pilori et nous exposent à la hargne des électeurs, tu n’imagines pas combien c’est difficile.

« Blablabla, pense la Korrigane. »

Il continue :

- Nous avons également à faire aux chefs des grandes entreprises qui nous devancent et nous malmènent dans les domaines de l’économie et de la finance mondialisées. Nous sommes écartelés entre le citoyen dans sa vie locale et la mondialisation de l’économie qui nous échappe. Les financiers et les patrons des grands groupes sont beaucoup mieux formés que nous et beaucoup plus efficaces. Tout le monde a oublié que « la critique est aisée et que l’art est difficile », Qui a dit ça déjà ?

« C’est ça, la politique ! N’empêche constate la Korrigane, qu’ils n’ont pas le courage de lancer dans l’arène une refonte des lois qui nous étouffent, à commencer par mettre en place une démocratie de proximité respectueuse des populations qui, sur le terrain, sont empêchées par le système de déployer une créativité et des idées pour mettre en place des activités productives ; la vie de l’esprit y a autant sa place que les besoins les plus quotidiens. Je suis bien placée pour le savoir. Si les gens sont plombés par des directives qui étouffent leur créativité, ce n’est même pas la peine de penser qu’ils vont s’effacer et obéir en servant les causes des nantis. Ces choses-là n’ont qu’un temps »

La Vieille Dame, en tant que « citoyenne de la vie locale », a souffert comme tout le monde, de devoir passer par les exigences d’une administration tatillonne qui lui a imposé de monter des dossiers différents sur son projet que divers services exigeaient pour délivrer autorisations et subventions.

Elle dit :

- Quand j’ai créé mon projet je ne savais pas ce qui m’attendait. Peut-être aurais-je renoncé si je l’avais su. Les élus, au nom de l’intérêt public, abrités derrière les services auxquels nous avions à faire, manipulaient la situation pour attirer sur eux la notoriété due à notre réussite.

François connaît bien tous ces méandres qui aboutissent à accumuler les dossiers entassés dans les fonds de tiroirs ou dressés par piles entières sur les bureaux de quelques secrétaires ; Il y fallait le coup de pouce de quelque élu pour qu’ils soient ouverts, enfin, tout en lui assurant la reconnaissance des bénéficiaires.

Il dit :

- Nous sommes aussi chargés de surveiller l’utilisation qui est faite des subventions que nous attribuons à des projets que nous sommes bien obligés d’évaluer. C’est le système des prébendes qui devrait être revu et autrement administré.

« Certainement pense la Korrigane ; Mais le système enferme tout le monde dans un engrenage ou l’élu ne donne ses autorisations qu’en fonction de la politique qu’il mène et il passe son temps à se mettre en valeur aux yeux de ses électeurs potentiels. Quand il favorise des grands travaux dûment subventionnés parce qu’ils sont créateurs d’emplois, ou sources d’obscurs dessous de table, il ne s’informe pas en profondeur de leur utilité publique. Il y a des quantités de scandales à cause de ça, comme la multiplication des stades de foot et des ronds points, ou encore les ponts et autoroutes restés en souffrance. »

La Vieille Dame ne s’en laisse pas compter.

Elle dit :

- Le système empêche la créativité au plus proche sur le terrain. Il élimine tous les projets qui doivent, pour être agréés par les élus, avoir fait leur preuve avant même leur mise en place. On ne fait que dans la copie de ce qui existe déjà pour éviter les critiques et le risque de perdre son fauteuil. La notion d’« Entreprise Culturelle en Milieu Rural »** que j’ai réussi à lancer avec « Bécherel, Cité du Livre » avait pour vocation de faire grille et modèle pour d’autres. « Mes » élus ont coupé court.

François approuve.

Il dit :

- J’en suis bien conscient. En même temps les populations restent très vigilantes, surtout dans les très petits bourgs comme chez toi, en ce qui concerne les autorisations et les subventions. Ils sont très souvent plus que prudents et les soutiens municipaux dépendent aussi de la pression des administrés.

La Vieille Dame commence à trouver la discussion intéressante, mais si, mais si …

Elle dit :

- J’aurais voulu pouvoir m’expliquer davantage. « Mon » Maire me laissait parler, il disait oui oui oui. Et il n’écoutait pas. En arrière plan, les élus étaient briffés et triés de telle sorte que mes idées ne passaient jamais le pas de la porte du bureau dans lequel il me recevait. Ensuite, plus la réussite devenait évidente, plus j’étais mise au placard. Et d’ailleurs j’y suis encore plus que jamais.

« Le défaut du système consiste à couper toutes les têtes qui dépassent pour laisser les élus prospérer au prétexte qu’ils protègent les petites gens, déplore la Korrigane. Ils ont des mentalités de petits chefs arrogants et bornés, quand ils ne pensent pas que leur grand cœur les incline à servir une population vaguement imbécile et en tout cas préoccupée par d’autres obligations. »

François soupire. Son idée est que les souvenirs de la terreur, devenus inconscients après la révolution française, si nécessaire en son temps, ont pour longtemps handicapé les initiatives et la liberté de penser des élus.

Il dit :

- Les élus ont des raisons d’avoir peur d’un peuple qui est considéré par les beaux esprits comme souverain. Toute la dynamique de nos assemblées et de nos partis consiste à s’en protéger. Ça donne des beaux discours, beaucoup de démagogie, des appels à l’autorité protectrice au bénéfice des plus pauvres, des plus démunis. Ce faux monarque qu’est un Président de la République, bien formaté dans les grandes écoles, est mis sur un trône et dans un palais, bien visible, menacé perpétuellement d’y être décapité, au nom de la justice sociale. C’est la bouteille à encre.

« Tout est faussé dans ce système. Les élus du peuple sont embrigadés pour faire carrière et ils durent sur leurs fauteuils leurs vies entières, coupés des affres de la population qui pâtissent de la situation. En même temps, la Korrigane trouve qu’elle-même, en ce moment, pense en diagonale, pas assez en profondeur, mais bon, il faut avancer».

La Vieille Dame soupire.

Elle dit :

- Freud lui-même à dit : il est impossible d’éduquer de gouverner et de psychanalyser … On fait quand même, bien obligés !

François, un peu tristounet, sourit.

Il dit :

- Il me semble que nous savons ce qu’il faudrait faire, mais ça entrainerait des conséquence que nous avons peur de ne pas savoir gérer et qui ne donneront pas des résultats immédiats. Les ténors de l’opposition sont toujours à l’affût des critiques bonnes ou mauvaises qui vont attirer les foudres des électeurs et leur permettre d’accéder aux principaux postes de commandement, en renversant ceux qui sont au pouvoir. Chaque parti est porté par des lobbies et par des intérêts qui n’ont rien à voir avec le bien public.

« La Vieille Dame devrait lui demander quelles mesures devrait prendre le gouvernement pour assainir l’atmosphère. Se dit la Korrigane. Mais là, elle a semblé se perdre dans ses pensées. »

La Vieille Dame se demande si elle ne va pas mettre son interlocuteur mal à l’aise en étant trop véhémente, ce qui ne servirait à rien. Il est dans une responsabilité qu’il s’agit de respecter si elle veut que lui, au moins, puisse agir utilement. Elle fait l’hypothèse que s’il s’éternise à bavarder avec elle, c’est que cela correspond à un besoin qu’il a de comprendre comment une Vieille Dame comme elle, plutôt banale et quotidienne, peut éclairer sa lanterne.

Elle dit :

- Vous savez ce qu’il faudrait faire ?

Il décide de jeter l’éponge. Entre « quatre z’yeux », il ne risque pas grand chose.

Il dit :

- Dans le chapitre du statut des élus, je préconiserais bien deux choses : La première serait de remettre les énarques dans des statuts d’experts et de leur interdire de se faire élire. Deuxièmement, les élus doivent, pour être représentatifs, rester ancrés dans la vie économique et culturelle du pays. Et ils doivent y rester au moins à temps partiel. Et surtout n’avoir droit qu’à un seul mandat de sept ans ; de mon point de vue cinq ans c’est un peu court si on n’a droit qu’à un seul mandat.

« C’est osé, pense la Korrigane. Mais après tout les femmes enceintes et les futurs papas sont capables de se retirer un temps de leur job pour le reprendre ensuite, avec plus de détermination que jamais et riches d’un autre regard sur la société et la vie. C’est important ! »

La Vieille Dame y pensait depuis longtemps.

Elle dit :

- Au moins tout le monde saurait de quoi ils parlent, les experts d’un côté, les élus de l’autre et la synthèse au niveau de l’assemblée. J’adhère au parti qui préconise ça ; ce serait une énorme bousculade dans le système. La majorité des élus qui composent l’Assemblée Nationale est composée de beaux parleurs comme les avocats et beaucoup d’autres viennent souvent de la fonction publique. Les populations sont très peu représentées, ce qui arrange bien les lobbies et les magouilleurs de tout poil.

François sait bien qu’il faudrait un miracle pour que ça arrive. Alors autant laisser venir les idées.

Il dit :

- Voilà pour le statut des élus. Sur le plan du chômage, qui est en ce moment ce qu’il y a de plus important, je reprendrais l’idée que nous avons loupé l’occasion au moment où la robotisation et la mécanisation du travail ont remplacé peu à peu et continuellement les travailleurs. Personne ne sait combien de postes de travail ont été supprimés, et en conséquence personne n’a vraiment calculé les pertes en pouvoir d’achat des chômeurs, ni combien de pertes au niveau des cotisations sociales ont pesé sur toutes les prestations sociales, Sécu, et allocations familiales en tête. Donc il aurait fallu taxer le rendement des machines qui remplaçaient les ouvriers et les autres travailleurs.

« Et de deux, pense la Korrigane ; il y a du pain sur la planche. Qu’est-ce qui rendrait tout ça possible ? Que fait-il des lobbies ? Ils sont puissants. Dans son émission CASH Elise Lucet et son équipe font toute une investigation que la télévision diffuse. Tout n’est pas pourri au royaume des journalistes ; Il faut qu’elle continue. Si les consciences sont éveillées et instruites de ce qu’il faudrait faire, il y aurait une petite chance d’éviter la révolution que chauffe en ce moment le mécontentement général. »

La Vieille Dame se dit que c’est un programme indispensable et inaccessible à la fois sans que plusieurs conditions soient réunies.

Elle dit :

- Si je me laisse aller à rêver, je pense que la dynamique actuelle de la régionalisation va dans le sens de la libération des activités sur les territoires, au plus près des administrés. Mais si leur créativité reste enchainée à des directives télécommandées depuis Paris par le truchement des chefferies mises en place dans les métropoles, c’est déjà plombé d’avance, la fracture entre Paris et la France va programmer à son image la fracture entre la métropole et son territoire.

« Une dynamique créée de toutes pièces par des métropoles répond plus au besoin de commander, de diriger et d’orienter les activités économiques d’une région qu’à tenir compte des souhaits des populations dont la cohérence et l’efficacité dépend d’une volonté de se rassembler à partir d’un sentiment d’appartenance à un même pays. L’« insoumission », peut aussi se lire comme « l’un sous mission », pour préserver sa liberté de penser de créer et d’agir. Carpe Diem !!! La Korrigane, philosophe à ses heures, désapprouve »

François avoue.

Il dit :

- Quand j’arrive à l’Assemblée Nationale, je suis coupé en deux. Je suis un député breton et je dois représenter la France entière.

Il est interrompu par le rire de la Vieille Dame.

Elle dit :

- Un jour, il y a dix ans à peu près, mon petit fils m’a dit texto, « Hein Mamm Gozh, nous les Bretons, on est obligé de défendre notre paysage avec l’idée française. » Je n’ai jamais pu l’oublier. Il n’avait pas tout à fait six ans. Et tu es en train de me dire la même chose.

Ils partagent un instant d’émotion.

Il dit :

- Tout est dit dans le « on est obligé ». Mais d’autres choix sont possibles. Nous, Bretons, voulons la réunification de la Bretagne, depuis des années. Nous pourrons ensuite et ensuite seulement réparer nos blessures, reprendre confiance en nous, être fiers de nous à nouveau. La Résilience est possible, mais à ce prix. Je le sais profondément. Mais nous sommes écrasés par le système jacobin unitaire, parasités par les intérêts croisés du pouvoir en place et des décideurs mondialisés inaccessibles. Nous sommes tous enrégimentés sous les diktats d’une administration toute puissante très solidement ficelée et encordée. Je n’en vois pas le bout.

« Que oui, donc !!! C’est pourquoi les élus restent sourds, se laisse aller la Korrigane. Au fond c’est le courage politique qui manque le plus. Pour faire de la politique, il faut des convictions, il faut se rassembler avec ceux qui les partagent, les partis sont faits pour ça ;si ça marche, ils restent ; si ça ne marche pas ils partent. D’autres arriveront, avec un œil neuf, ils pourront comme les précédents s’appuyer sur les institutions et les experts et ils auront la majorité du peuple avec eux et non pas le quart à peine de la population totale. L’administration pourra servir de rempart à une possible débandade des partis et des élus ; des bouleversements profonds sont nécessaires. »

Dans le hall, quelque part, un mouvement se dessine ; il est temps de rentrer dans l’hémicycle pour écouter toutes les bonnes intentions du monde qui feront l’unanimité du seul fait d’éviter ce qui fâche.

La Vieille Dame retrouve ses horizons au grand large. Elle consulte ses messages et sa page « face-book ». La Réunification de la Bretagne est refusée par le dernier vote en date des députés. La Vieille Dame sent monter du plus profond de son âme un long cri - silencieux - de détresse. Échec de la communication avec les représentants de la France. La Bretagne n’y existe pas.

« Pourquoi est-ce si angoissant, si douloureux se demande la Korrigane ? Car enfin, apparemment, il n’y a pas mort d’homme … quoique … »

La Vieille Dame s’étonne elle-même de la torture qu’elle subit. Elle fouille dans les pages Face Book ; elle y apprend que, merveilleusement, la poétesse bretonne Brigitte Fontaine, a dit, en écho sur les redécoupages régionaux :

La Bretagne n’a jamais été une Région,

la Bretagne est un Pays.

« L’effet d’une parole juste sur les blessures de l’âme est un baume très puissant. La souffrance face au danger d’anéantissement perdure, mais l’espoir va renaître. Les Bretons, assommés une fois de plus, raréfient en ce moment leurs contributions sur internet. Je suis certaine, pense la Korrigane, qu’ils vont trouver comment résister. J’espère qu’ils ne vont pas se fourvoyer dans des violences inutiles et contreproductives. Il faut qu’ils soient plus malins que ça. »

La Vieille Dame souffre. Elle sait qu’elle n’est pas la seule. Elle pense à Iffig qui se cherche, elle pense à Dana qui surfe sur les remous des vagues qui en profondeur la bouleverse, elle pense à ses enfants, à ce petit Breton qui sait qu’il est Breton et à cet autre qui ne le sait pas.

Elle batifole.

Elle éjecte des mots, des paroles comme des boulets de canon.

Elle récite, rage impuissante tortillée au fond du ventre.

Elle hurle (personne n’entend) :

- Souffrance - Sous France - Douleur - Doux-leurre - Doux leurre pour qui ?

« Vous les Français, ajoute la Korrigane, si vous acceptez de réfléchir, vous pouvez comprendre que de nos différences respectées de chaque côté peuvent naître des enrichissements pour vous comme pour nous. Nous sommes un pays, différent du votre. Et c’est parce que nous ne sommes pas clônés que nous avons plaisir, curiosité à nous rencontrer, à nous apprécier, à communiquer. Vous savez que nous les Bretons, nous ne sommes pas des latins. Votre vieux fond gaulois, derrière votre enracinement hexagonal vous parle à travers nous. Moi la Korrigane, j’en témoigne. »

La Vieille Dame compose avec son impuissance. Elle se sent en danger de disparition, de destruction. Comment survivre devant tant de méchanceté, de bêtise, d’inconscience mortifère ? Abrutis par leurs intérêts carriéristes, les élus acceptent de gouverner en ne satisfaisant que quinze à vingt pour cent de leurs électeurs. Et ils appellent ça : la démocratie …

« Détruire l’âme d’un peuple n’a jamais arrêté la sauvagerie de leurs prédateurs, rumine la Korrigane. Il leur suffit de les vaincre d’abord par les armes, ensuite par la torture, puis de les enfermer dans le silence, en leur coupant la langue, au propre comme il y a deux mille ans, au figuré comme à présent avec le silence assourdissant des médias qui ne parlent pas de nous. Nous sommes dangereux. Comme si nos différences leur retiraient des avantages. L’humanité vue par la politique est d’une bien piètre nature. »

Comment secouer le joug ? La Vieille Dame passe une nuit blanche ou presque. Le temps qui passe faire son œuvre. La plaie ne cicatrise pas, c’est comme un cancer qui ronge ; mais il est possible de marcher, un pas, l’un après l’autre.

* Cf : « En Avant les Bécassines » de Colette Trublet. Aux éditions Coop Breizh (Récit de la mise en place de la Cité du Livre à Bécherel.

** Cf : « Bécherel, Cité du Livre®, Une Entreprise Culturelle en Milieu Rural » aux éditions Arcalis et Bécherel, Cité du Livre. En vente à la librairie du Donjon, à Bécherel. Tirage limité.

1) La loi Pompidou, dite loi de Rotschild votée le 3 janvier 1973 est à l’origine de la dette publique française

2) La « niche Copé »a été votée à la vieille de Noël 2004, elle exonère jusqu’à 88% les impôts sur les ventes des sociétés

*****

13

ÉCRIRE

ÉCRIRE À QUI

ÉCRIRE POURQUOI

Le lendemain matin, La vieille dame, encore assommée, écrit une Nouvelle, selon les règles de l’art. Elle a pu surmonter son abattement et sa rage. C’est cela résister.

« Bien sûr l’être humain n’existe, finalement, que dans le regard de l’autre, constate la Korrigane. C’est essentiellement ce qui construit l’être, dans un mouvement de retour en miroir sur soi. Les enfants loups, les enfants gazelles se prennent pour des loups ou pour des gazelles et ils n’en démordent pas. Le corps n’est que le support de l’identité reflétée dans une proximité avec l’autre. Cela explique le besoin irrépressible des gens, de tous les gens, d’être reconnus pour ce qu’ils sont et pour ce qu’ils se sentent alors appelés à être. L’idée d’un Dieu créateur qui nous voit s’explique, c’est le recours ultime »

Le thème de la nouvelle est : « Le courage ».

La Vieille Dame réussit à mettre ses blessures de côté.

Elle écrit :

… COURAGE … EVIDEMMENT …

Sur la frontière du Trou Noir qui sépare les mondes, une discussion animée oppose Pierre et Isis.

Ils ne sont jamais d’accord ces deux-là.

Le Big Bang a tout bousculé dans l’ordre des choses qui pré-existait et depuis qu’est apparue l’humanité sur Terre ; c’est la guerre des chefs, c’est la guerre des sexes et personnes n’en sort indemne.

Isis dit :

- Il faut plus de courage aux Femmes qu’aux Hommes pour pérégriner sur la planète Terre.

Pierre hausse les épaules. « Bavardage de bonne femme », pense-t-il en aparté. Il est chargé de diriger les défunts qui encombrent continuellement les couloirs de la mort et à chaque instant il doit poser des étiquettes sur les portes qui mènent dans les différentes zones d’affectation. Ensuite le défilé peut commencer. Les défunts sont successivement arrêtés devant une porte qui s’ouvre automatiquement après l’évaluation de leurs mérites respectifs. Il leur suffit d’avancer.

Le courage est un des critères les plus importants retenu par le staff installé sur les marches du domaine de l’Inconnaissable, et, comme rien n’est simple, c’est le critère le plus difficile à évaluer.

Le délégué aux admissions trie les impétrants par croyances et religions, ce qui est relativement clair en ce qui concerne les Terriens. Il y a le couloir réservé aux civilisations de la Chine qui pratiquent le Culte des Ancêtres ; il y a les civilisations de l’Inde qui pratiquent le Boudhisme et ses dérivés ; il y a les civilisations issues des religions du livre avec un couloir pour les Juifs, un couloir pour les Islamistes avec des subdivisions pour les différentes orientations, chites et sunites, un couloir pour les Chrétiens, subdivisé celui-là entre les Orthodoxes et les Catholiques Romains ; il y a les civilisations qui ont conservé leurs liens avec la nature comme les animistes ; il y a les très très vieilles civilisations du temps où la Grande Mère charmait tous les serpents, y compris celui de la fécondité ; il y a la très ancienne civilisation celtique qui a succédé à celle de la Grande Mère ; il y a une porte pour les candidats à la réincarnation, et enfin il y a la porte conçue pour les Athées. De cette manière tout le monde a sa place.

Pierre est en continuelle discussion avec le Prince du Royaume des morts qui commence à trouver que, ça va bien comme ça, l’Inconnaissable s’en fout complètement de ces différentes catégories. Les défunts des autres planètes de l’Univers sont bien plus faciles à trier. D’ailleurs, leur longévité est bien plus longue et leur temps s’étale sur des années lumières, ce qui fait que la circulation sur la Frontière des Trous noirs est nettement plus aisée. Heureusement que chaque planète dispose d’un système qui est lié à ses conquêtes technologiques propres, sur la frontière du Trou Noir dédié.

Cette fois le Prince ne décolère pas. Cette histoire d’évaluation du courage qui pèse dans la balance pour diriger les Terriens vers des destinées individuelles ajustées à leurs mérites embrouille et complique toute la stratégie de l’entrée dans le monde qu’il administre.

Dans les profondeurs du Trou Noir une sourde rumeur grandit depuis quelques temps. Ce qui ne présage rien de bon.

Il décide de convoquer son Conseil d’administration. Il va lui poser la question de la nature du courage et plus précisément du courage sur la Planète Terre, parce que c’est de là que vient l’embrouille maximum avec des réclamations qui commencent à déborder de ses bureaux. Personne n’est content et les défunts s’empoignent comme des chiffonniers à l’intérieur de chacun son affectation dans le paradis propre qu’il avait aménagé spécialement pour les accueillir. Il faut revoir les critères.

Le Conseil d’administration élabore un questionnaire et prépare un sondage. Isis défend le point de vue des Terriennes et Pierre celui des Terriens. Les questions principales vont être ancrées sur la dose de courage nécessaire aux Humains dans les domaines suivants : La sexualité, le pouvoir, l’argent.

Les débats s’éternisent .

En résumé, dans le domaine de la sexualité, il semblerait que le courage consisterait dans la décision de maîtriser chacun ses pulsions ; les parties de jambes en l’air très prisées ces derniers temps sur la terre avec des spectacles télévisés ou cinématographiés, internet aidant, ont atteint une limite du côté du dégoût et de la transgression. L’image pollue la sensibilité et fascine les voyeurs. Le courage pourra être de fermer sa télé ou son computer dès que l’image donne à vomir.

Isis insiste pour que ses interrogations soient prises en considération. L’évaluation du courage face au monde de l’image dont le reflet dans les miroirs ou les écrans ne peut être, au mieux, qu’évocatrice, au pire que figée et formelle, cette évaluation est malaisée. Elle semble faire obstacle à la vie de l’esprit. Isis voudrait évoquer l’amour. Dahud « la Femme de l’Autre Monde » imaginé par les Celtes pour fuir la domination des Seigneurs des Religions du Livre, soutient Isis.

Elle dit :

« Le petit monde de la Terre a basculé quand les couples ont renoncé à porter ensemble le « fardeau d’amour » ; ils ont manqué de courage. »

Isis voudrait ajouter des précisions ; les parents terriens, enclavés dans des modèles, subissent les pressions de la civilisation, et les aberrations du politique entre compromis, compromissions, interdits et silence. Mais c’est déjà assez compliqué comme ça. Il faut rester clair.

Le Conseil retient un seul critère :

LE COURAGE de fermer les images

En ce qui concerne le pouvoir, la discussion est moins évidente. La question est complexe. Isis défend le point de vue des Femmes qui sont dominées dans toutes les civilisations terriennes et dans l’histoire depuis l’apparition de la croyance en un Dieu unique inventée par les juifs et reprise par les Chrétiens et les Islamistes. Le critère à retenir est-il le courage de se soumettre ou le courage de la révolte ?

Pierre défend les soldats de la cause du bien contre le mal. Quelle sorte de courage doivent-ils déployer dans les guerres, dans les idées, dans la politique ?

Dans les deux cas, le courage dépend complètement de l’évaluation de la situation. Sur Terre le bien et le mal sont, de l’avis général, inséparables l’un de l’autre.

Finalement,

Le conseil retient deux critères :

Le courage de se démettre

le courage de se soumettre

En ce qui concerne l’argent les avis sont partagés et l’assemblée devient houleuse. Isis dit que les Terriens sont dans la malédiction de manger pour vivre, de se protéger du chaud comme du froid et qu’ils ont inventé la monnaie qui irrigue désormais la terre entière, comme un réseau sanguin nourricier. Pierre rapporte que les Juifs disent que la pauvreté est un scandale, les Chrétiens disent que la richesse est un scandale et les islamistes préconisent une distribution bancaire sans rémunération tarifée. Avec ça, on est embrouillés un maximum.

Le conseil retient trois critères :

LE COURAGE DE S’ENRICHIR QUAND ON EST PAUVRE

LE COURAGE DE S’APAUVRIR QUAND ON EST RICHE

LE COURAGE POLITIQUE DE RÉPARTIR LES RICHESSES

Le Prince du monde des morts est satisfait ; il espère bien que tout le monde va y voir plus clair … Et ça devient urgent s’il en juge d’après le fracas grandissant de la révolte qui grandit. C’est une chose qui arrive tous les deux mille ans, à peu près, comptés en temps terrien.

Quand à l’Inconnaissable, les Chrétiens l’appellent Dieu, Les Juifs Yaveh, les Islamistes Allah, et Il accepte tous les autres noms dont tous les Terriens le nomment jusqu’aux Athées qui l’évoquent en point d’interrogation ou en négation. Quelle soupe ! Sa plus grande satisfaction est de rester INCONNAISSABLE. Il y est à l’abri de toutes les tergiversations, malédictions, incantations, réclamations et de plein d’autres tions-tions de toute nature. Il agit par Bosons interposés qui s’agitent partout dans l’Univers et Il se laisse construire continuellement par les cerveaux qui se coltinent les questions de cette entrée en matière qu’est le triomphe de la Vie, seule chose qui l’intéresse … enfin, c’est ce qu’on peut intelligemment supposer.

Le Conseil sait qu’il n’a rien à attendre de l’Inconnaissable. Il est livré à lui-même. Satisfait de ses travaux autant qu’on peut l’être, il va se séparer. Le sondage sera lancé.

C’est alors que se produit une irruption sans précédant. La frontière éclate littéralement sous la poussée des candidats à la réincarnation sur terre, et les administrateurs, ahuris et terrifiés, voient jaillir toutes les têtes historiques connues, de César à Hitler en passant par Louis XIV et Napoléon, de Jésus à Gandhi en passant par Mandela, Senghor et Tjibaou, et bien d’autres ressortissants des deux camps du bien et du mal. Ils bousculent tout sur leur passage en force, férocement, et le Conseil d’administration en son entier n’a que le temps de suivre Pierre qui hurle de terreur à tout vat :

COURAGE, Fuyons …

Evidemment !!!

*****

Au terme de cet écrit, la Vieille Dame constate qu’elle a pu surfer au dessus de son éternel « sous-france. »

« Elle s’est même amusée, constate la Korrigane et autour d’elle ses lecteurs l’ont félicitée. Ça fait du bien. »

*****

14

DE L’UTILITÉ DES FRONTIÈRES

ERIC, l’INTELLO GRAND SÈCLE
IFFIG, L’IRRÉDUCTIBLE

La Vieille Dame n’aime pas ce que dit Éric* sur les plateaux de la télévision nationale. Il lui rappelle tous ces fats intellectuels qui ont jalonné l’histoire parisienne hégémonique et exclusive, qui veut tout organiser à sa main et à son bon plaisir. L’intellectualisme a remisé la culture paysanne aux fins fonds des guérets et des haies ; la Vieille Dame le maudit, lui et tous ses semblables qui moulinent des mots et des concepts dans des lises dont personne ne sort indemne. Eric dit constamment :

- Ecoutez-moi

La vieille Dame hausse les épaules. De temps à autres elle se parle à elle-même histoire, sans doute de s’écouter penser.

Elle dit :

- Il faudrait me payer très cher pour que je l’écoute celui-là. Ils sont quelques uns qui en ce moment se raccrochent à des vieilles lunes pour ne pas perdre leur pouvoir intellectuel sur les esprits des honnêtes gens. Et ils ont beau jeu dans la gabegie ambiante où le basculement des civilisations emporte tout, apparemment, sur son passage. Les peureux se raccrochent aux branches d’un passé dont ils refusent de voir qu’elles sont pourries.

« Ce n’est pas ça le progrès, constate la Korrigane. Et les Parisiens de souche et de longtemps souffrent aussi de cette arrogance abusive qui les rend odieux. En ce qui concerne Eric, la Vieille Dame me semble trop véhémente ! Mais que s’est-il donc passé ? »

Désormais, c’est avec Iffig que la Vieille Dame peut parler de toute cette mouvance qui agite le siècle.

Elle dit :

- Que fais-tu ces temps-ci de ta tête, de tes bras et de tes jambes ?

Iffig revient d’un petit voyage avec quelques bons copains, des passionnés comme lui de la pêche au saumon, surtout dans les rivières d’Irlande.

Il dit :

- C’est curieux comme la vie en groupe avec des personnes intéressées par une même chose construit entre eux des liens que la proximité favorise.

La Vieille Dame sait de quoi parle Iffig. A plusieurs reprises elle a longuement participé à des groupes de travail dans le cadre de sa formation ou avec d’autres qui s’attelaient à la réflexion sur les choses de la vie autour d’une activité partagée ou à propos de lectures de texte. Les souvenirs se sont accumulés. Les participants appelaient ça l’enrichissement personnel que permettaient les échanges et le partage des idées et des expériences.

Elle dit :

- C’est très particulier. C’est comme si des liens invisibles reliaient les gens les uns aux autres du seul fait de parler et de vivre ensemble dans une proximité qui devient chaleureuse en raison de l’objectif.

« Chacun s’y sent soutenu et compris, imagine la Korrigane ; C’est certainement de cette manière que toutes les civilisations au monde ont élaboré les religions, les philosophies, vaille que vaille, au fil des millénaires. On dirait que chacune réussit toujours à élaborer une croyance et des codes qui lancent pour des siècles un ensemble d’idées qui devient peu à peu cohérent et qui se déploie dans toutes les explications et expérimentations utiles au triomphe de la vie. Hélas les dérives ne manquent pas et la cause des causes chère à Etienne Chouard**, signale toujours les défauts de chaque système. Le ver est toujours dans le fruit. Ça finit toujours par capoter. Ça s’appelle la condition humaine. »

Iffig hoche la tête.

Il dit :

- Je mesure mal ce qui se passe lorsque nous rentrons, chacun chez soi. Il y a toujours un moment où la séparation est pénible, comme si le groupe avait eu pour objectif de faire corps, un seul corps, un corps de garde, par exemple, c’est ce qu’on dit habituellement non ? ou un corps de métier, un corps réunifié en quelque sorte, et que la séparation mutile, ce qui est douloureux et dans certains cas angoissant.

La Vieille Dame a éprouvé à chaque séparation une sorte de sentiment de perte, de déchirement plus ou moins supportable. Elle croit savoir ce qu’éprouve Iffig.

Elle dit :

- Ce qui manque quand on se sépare, c’est la chaleur du partage dans la proximité. Le soutien du groupe a permis d’aller au bout de la réalisation du projet de départ. Durant ces moments-là, on touche le ciel.

Iffig s’interroge.

Il dit :

- Pourtant il y en a souvent un qui vient tout gâcher, et là, on est plutôt content de revenir chez soi.

« Encore la condition humaine ! ponctue la Korrigane »

La Vieille Dame sourit.

Elle dit :

- C’est banal de le dire mais dans la vie rien n’est simple et rien n’est jamais donné d’avance. La chaleur des groupes nous incite à nous rassembler mais les malaises de l’un ou l’autre peuvent contaminer tout le groupe.

Iffig en connaît un rayon dans ces eaux-là. Sa colère permanente l’isole le plus souvent et il a du mal à quitter ses rancœurs pour participer sereinement à des réflexions partagées.

Il dit :

- Je voudrais que ce soit simple, mais tout est toujours très compliqué entre les gens. On marche sur des œufs. On se blesse les uns les autres sans l’avoir voulu, simplement parce qu’on ne sait pas clairement les causes du malaise qui tout à coup nous emporte.

La Vieille Dame se souvient de son amie Angèle***.

« Elle disait, murmure la Korrigane, que la vie est une forge et que chacun y est martelé jusqu’à ce que mort s’ensuive. »

La Vieille Dame faisait avec Angèle des promenades dans les pays de légendes. Elles fréquentaient les Hauts lieux de Brocéliande et chaque pas qu’elles faisaient au bras l’une de l’autre, les rapprochaient de Viviane et Merlin, de la matière de Bretagne, et de l’épaisseur des rêves qu’elles prenaient pour tremplins et parfois pour refuges. Angèle était aveugle; mais Angèle voyait au-delà des apparences.

Et la Vieille Dame assurait les pas de son amie

Elle dit :

- J’ai eu plusieurs vie. Toutes à la fois et l’une après l’autre. J’ai constamment oscillé de l’intime à l’autre que moi, différent, de mon espace privé à l’espace partagé avec tout le monde et comme tout le monde.

« Vivre en famille en commençant par Bébé dans les bras indispensables, vivre en groupe de l’école à la bande de copains, vivre entre amis, vivre entre collègues, et s’arracher individuellement aux parents, aux autres, pour aménager son périmètre de survie et de vie intime et savoir avec Arthur Rimbaud que « je » est un autre, psalmodie la Korrigane, c’est la condition humaine qui déploie ses facultés. »

Iffig se défend encore du bonheur d’écouter ce que la Vieille Dame dit de la vie. Il reste incertain et partagé. Quel puissant interdit le sépare des autres et de lui-même ?

Il dit :

- J’ai toujours du mal à m’arracher aux autres et à moi-même. Je suis très solitaire. Ou bien je suis solitaire d’autant que je n’arrive pas à m’arracher des autres. Tout est toujours danger d’anéantissement et souvent j’ai envie de hurler, de casser, de détruire.

La Vieille Dame sait ce qu’il veut dire ; elle le sait même au-delà de ce qu’il dit.

Elle dit :

- Il me semble que j’ai passé beaucoup de temps, durant ma vie, à essayer de comprendre les méfaits de la déculturation à laquelle nous avons été menés à marche forcée. Nous avons été isolés les uns des autres et au creux même des familles, par les interdictions politiques d’avoir à nous exprimer dans une langue que des générations d’ancêtres avaient construite ensemble depuis la nuit des temps. Nous avons été littéralement mutilés, abêtis et durant longtemps nous avons été incapables de débattre à égalité avec nos dominateurs. Et parmi nous certains en restent encore aux hurlements de douleur.

« Voltaire, le grand Voltaire, de Breton qu’il était sous le nom de François-Marie Arouet s’est dit Voltaire ? En condensé de Volontaire sans doute. Il était très brillant et très méchant****. Pourquoi donc ? Et il a affronté le pouvoir, jusqu’à la condamnation à l’exil. Qu’est-ce qu’il ne savait pas dire ? C’est important de savoir ce que parler veut dire, même lorsqu’on parle très bien. Les Bretons qui parlent très bien français sont devenus légions, mais c’est souvent un Français d’école, désaffectivé, coupé de soi. Ça donne de la colère permanente en retour »

Iffig a écouté. Le Vieille Dame n’est pas certaine qu’il ait entendu.

« Ils vivent séparés des droits que donne la légitimation de l’appartenance à leur culture, leurs langues, leur pays. Un filtre officiel et difficilement détectable, subtil et puissant à la fois, les isole l’un de l’autre, les uns des autres. La Korrigane en pleurerait. »

Iffig a entendu.

Il dit :

- On ne peut pas me demander d’être chauve puisque je suis chevelu. On ne peut pas me demander d’être ce que je ne suis pas. Je veux pouvoir dire que je suis un vieux Celte, donc un Européen, puis un vieux Gaulois et enfin un Breton. Je veux pouvoir le dire, tranquillement. C’est mon droit. Je vis dans mon pays et je ne veux pas être téléguidé par une puissance étrangère à mon Pays. Après seulement je pourrai ouvrir les bras à mes voisins, à nos voisins, dès qu’ils me laisseront libres de leur dire qui je suis et qui je ne suis pas. Mutiler la Bretagne comme l’a fait Pétain, c’est inscrire la réalité de cette mutilation dans mon propre corps de Breton. Cette Bretagne croupion du régime nazi n’est pas la mienne.

« La légitimité c’est important, souligne la Korrigane ; Sans être autorisé officiellement à se présenter pour ce qu’on est, on bafouille du côté de ce qu’il faudrait être sans rien en savoir. C’est le danger des bafouillages, des cafouillages et du chaos qui motive les gouvernements à vouloir imposer un ordre rigoureux aux sociétés qu’ils administrent, de gré ou de force. C’est sans doute pour ça, au nom de l’ordre à faire régner, que le monde du politique européen et proche oriental maintient les juifs dans ce qu’ils sont, ce qui les sauvent paradoxalement de la disparition. Et, de paradoxe en paradoxe, le monde du politique français persécute les Bretons sur la terre même de leurs ancêtres, dans leur pays, pour les sacrifier sur les autels d’un pouvoir qui coupe tout ce qui dépasse au prétexte d’un souci devenu économique et uniquement économique ; les Bretons aimeraient croire que ce pouvoir ne peut pas les atteindre dans leurs racines qu’on dit culturelles. Et pour le coup personne ne sait ce qu’il dit quand il parle de racines culturelles.»

La Vieille Dame constate qu’Iffig, quoiqu’il en dise désormais, peut entendre autre chose que sa colère.

Elle dit :

- Pour qu’une pensée naisse et s’exprime, il lui faut un lieu, une écoute, un partage. Et toutes les civilisations ont développé des structures bien adaptées. Nous connaissons les palabres africains, les placotages québécois, les discussions françaises, les conversations de salons, les séminaires, les rencontres œcuméniques, les synodes, les groupes de paroles***** etc …

« Et chacun y pratique sa langue en toute liberté, les traducteurs facilitent les traductions, remarque la Korrigane. Sauf que si tu n’as pas droit à ta langue, tu bafouilles dans une autre durant des décennies avant de pouvoir en investir l’esprit. Et ça, ce n’est pas donné ; ça résiste du côté de la loyauté, du côté de l’insoumission, du droit à la liberté, du droit à l’existence, à l’appartenance, en toute bonne justice. Chaque langue est un pays, une avancée de chaque civilisation qui a droit d’y évoluer, de le modifier, de l’adapter, de l’ouvrir ou de le fermer suivant des opportunités qui vont dans le sens du triomphe de la vie. Chaque langue est légitime. L’interdire est une mutilation, et provoque une souffrance insondable »

Iffig est resté silencieux. Il se donne un peu de temps pour assimiler les pensées qu’il remue. Il soupire.

Il dit :

- Je n’arrive pas à me faire à l’idée que les politiciens ne comprennent pas que nous voulons la Réunification de notre Pays. On ne leur demande pas l’impossible. C’est comme si nous ne vivions pas sur la même planète qu’eux. Ils nous imposent des directives qui continuent de nous mutiler, de nous torturer, en niant ce qu’ils font. Ici, on en est à hausser les épaules devant tant de stupidité, d’incompréhension. Quand je pense qu’il n’y a jamais eu autant d’élus bretons au gouvernement, je me demande à quel jeu malsain ils nous soumettent ?

« Les stratégies et les enjeux du pouvoir les aveuglent sur les conséquences de leurs actes, pense la Korrigane. Le chômage et l’économie sont en Europe deux fléaux mal gérés. Les bavardages télévisés occupent les esprits ; l’évaluation des processus est en retard. Le marché et la finance ont pris les commandes. La créativité des populations et la formation des individus sont mal engagées, mal pensées, soumises à des impératifs qui les stérilisent et les découragent. La pédagogie est en panne dans tous les domaines. La méfiance a envahi le terrain.»

La Vieille Dame soupire de malaise. Comment exprimer clairement ce qui fait tant de dégâts dans les profondeurs inaccessibles de l’esprit ?

Elle dit :

- Nos différences sont ce qui nous enrichit les uns par les autres. Les frontières sont utiles quand il s’agit de savoir protéger chaque pré carré d’expérimentation, de recherche, de liberté et d’évolution sur son terrain ; c’est ça la culture en mouvement. Il ne s’agit pas de repli ni de fermeture ; il s’agit de mettre un pays en bonne condition de fonctionnement créatif et d’y favoriser son essor. Le jacobinisme parisien a vécu. Il est étouffant et désuet. Il fait souffrir tout le monde.

« C’est forcément l’avenir, soutient la Korrigane ; un corps humain ne peut pas être à la fois à Brest et à Rennes, encore moins à Nantes et à Budapest ou à New York. Il a besoin d’un lieu sécurisé pour agir et pour réfléchir. Il va falloir mettre en place une démocratie de proximité au niveau de chaque pays comme la Bretagne et de chaque région ; il va falloir mettre en place un gouvernement fédéral tant en France qu’en Europe ; et réfléchir à une sorte de regroupement mondial pour gérer les domaines de l’écologie, de l’exploration planétaire et de la finance mondiale. Il y a du travail pour tout le monde à chaque échelon. Ça peut devenir passionnant. »

La Vieille Dame pense à Eric. Il est le prototype de l’intellectuel qui se veut aux commandes d’une idée directrice dominante capable d’entraîner à sa suite les foules déculturées en perdition devant les enjeux mondialisés.

- Elle dit :

- Nous entrons dans une période dangereuse. La Vieille France d’Eric et les vieux pays d’Europe ont-ils bien tous tiré les leçons des dictatures et des guerres qui se sont répétées depuis deux millénaires sur leurs sols martyrisés ? Des tyrans et des chefs de guerre dits glorieux se sont succédés aux commandes des pays, avec le consentement de populations qui n’en voulaient pourtant pas mais qui étaient maintenues dans l’ignorance de la cause des causes qui animait leurs décisions?

« L’idée même d’Eric qui constate la soumission et l’adhésion des peuples aux idées que déploient certains intellectuels est par essence sur la voie du rétablissement des dictatures, réfléchit la Korrigane. Ceux qui suivent une seule tête oublient la leur. L’ordre qui sécurise les gens dans des frontières hermétiquement closes conduit inévitablement à étouffer tout ce qui dépasse et à éradiquer tout ce qui s’oppose. N’oublions ni le goulag russe de récente mémoire, ni la dictature coréenne actuelle, ni le Jihad qui veut islamiser le monde entier « inch Allah ». comme s’il voulait pouvoir s’en remettre paresseusement à ce qu’en veut Allah, selon eux … L’histoire du XXème siècle a été sanglante. Notre Philosophe et chanteur Celte et Breton Glenmor nous disait « Lhomme qui se veut tel n’a qu’un seul devoir : L’insoumission » et la Vieille Dame aime dire : L’un sous mission : Mission à hauteur d ‘homme et non pas soumis à l’homme … »

*Le Vieille dame fait allusion au livre d’Eric Zemmour, sans l’avoir lu ... Et alors ?

** Etienne Chouard : etienne.chouard.free.fr/Europe/ :

*** Angèle Vannier poète bretonne et celtique. Plusieurs de ses poèmes ont été mis en musique par le harpiste Rémi Chauvet, «Myrdhin » de son nom de scène. Sa harpe celtique l’a conduit dans le monde entier.

**** De Voltaire ces quelques lignes :

« Un jour, au détour d’un vallon

Un serpent mordit Jean Fréron.

Que croyez-vous qu’il arrivât ?

Ce fut le serpent qui creva »

***** Le T-group réunit des personnes qui échangent leurs expériences professionnelles et personnelles selon un protocole précis (cf Moreno - Le groupe français de sociométrie créé par Anne Ancellin Schutzenberger en France et les études de Michel Lemay sur la « Supervision » élaborée au Québec par Janine Guindon, Roggers etc…)

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COUP DE TONNERRE

MERCREDI 7 JANVIER 2015
JEUDI 8 JANVIER 2015
VENDREDI 9 JANVIER 2015.
SAMEDI 10 JANVIER
DIMANCHE11 JANVIER

JE SUIS CHARLIE

La sidération est générale et personne n’échappe à l’information. Les temps présents et les techniques médiatiques la propagent comme une traînée de poudre dans le monde entier. Un grand mouvement d’ensemble met en avant l’âme de l’humanité toute entière.

« Le premier temps est au silence et au recueillement, en hommage aux morts ; la Korrigane suspend son esprit, en attente ; il faut que d’un mal sorte un bien. Lequel ? »

La Vieille Dame et Iffig, précautionneusement, échangent trois mots. L’émotion serre la gorge et parler est difficile. À la télé la dignité des gens emplit l’espace au delà des images.

Iffig a été appelé au téléphone : Madame la Maire de la commune va essayer un petit discours avant qu’une minute de silence rassemble dans un même recueillement ceux des habitants disponibles qui vont représenter tous les autres.

« Quel silence ! La fraternité du silence ! La Korrigane s’ouvre à des éternités possibles. »

Iffig est remué. Il n’a pas le même regard que d’habitude.

Il dit :

- Face à la mort et à son horreur cet état de grâce mondialisé nous fait signe qu’il faut sauver cette fraternité que nous voyons à l’œuvre.

La Vieille Dame remet ses idées en route, tant bien que mal. Elle se raccroche aux racines de son être, à tout ce qui la fait vivante encore.

Elle murmure :

- La mort ! Le trépas ! La nécessité unique ! La voilà qui déboule sur nous ! Et nous voilà sidérés.

« Quel silence ! … . La Korrigane se recueille. »

La Vieille Dame a du mal à parler. Les mots sont piégeux parfois …

Elle dit :

- L’état de grâce a gagné du terrain sur les états d’âme des habituels bavards qui envahissent de leurs diatribes et de leurs querelles la vie médiatique.

« Les enjeux d’une parole juste à faire valoir dans une telle circonstance sont incommensurables et le premier profanateur va y perdre son âme. La fraternité humaine va le bannir, soupire la Korrigane. »

Iffig a peur de ceux qui vont rompre ce silence.

Il dit :

- Le premier qui va oser introduire la discorde va se faire condamner. Les disputes qui vont suivre vont être pathétiques.

La Vieille Dame hausse les épaules.

Elle dit :

- La bêtise humaine nous saisit tous au détour des évènements qui nous dépassent. Pensons plutôt à ceux qui ont été tués et à leurs assassins. C’est tout de même étrange que cette religion islamique produise des monstres aussi facilement. Il y a certainement une réflexion à mener. Les Musulmans sont tous concernés et nous avec eux. Nous sommes sans doute tous responsables à des degrés divers.

Iffig pense tout à coup aux Québécois.

Il dit :

- Il y a quelques années les habitants du Québec étaient sous la domination de leur foi chrétienne, tous comme un seul homme. Les prêtres et les congrégations avaient accompagné les « filles du roi » que Louis XIV avaient envoyées à ses conquérants du Nouveau monde, histoire de le repeupler. Ils avaient érigé la religion (catholique et romaine) en religion d’état. Cette foi de charbonnier s’est tout à coup effondrée à partir des années soixante dix - quatre vingts, pour ce que j’en sais. Les Québécois se sont libérés rapidement et tous ensemble, un peu comme nous, en France, à partir des années soixante huit.

« La Vieille Dame a vécu cette libération avec jubilation, se souvient la Korrigane ; elle suivait avec attention les diverses assemblées générales qui libéraient une parole depuis longtemps jugulée par les institutions. Tout à coup les gens parlaient, parlaient, et s’il était interdit d’interdire, il était nécessaire de choisir les bons outils qui organisaient les échanges, et de récolter les idées-forces qui allaient enrichir les débats et allumer des lumières dans la nuit. En même temps personne ne protestait contre une foi individualisée, libre de ses paroles, et tolérante d’autant. »

Les idées se bousculent dans la tête de la Vieille Dame.

Elle dit :

- Charlie est assassiné parce que sa parole est libre. Quelle vérité de l’instant cette parole dessinée par Charlie a-t-elle révélé ? Guy Béart a chanté « Le premier qui dit la vérité, Il doit être exécuté. » Qu’a donc d’insupportable cette vérité ?

« La vérité est toujours relative à l’instant, à l’événement, à la pensée de l’homme. Il n’y a pas de vérité révélée. La condition humaine est en charge de la produire et de la reconnaître quand elle se manifeste et elle doit l’évaluer, qu’elle le veuille ou non, qu’elle en soit capable ou non. La Korrigane en a vu défiler des vérités qui s’effondraient ! »

Iffig est encore sous le coup de l’émotion.

Il dit :

- Le mouvement s’est mondialisé. Tout le monde se sent concerné. Et tout le monde proteste. Tuer quelqu’un pour le punir de s’être exprimé fait scandale.

La Vieille Dame trouve qu’en effet c’est cher payé.

Elle dit :

- Les faits sont là ; cet assassinat force notre réflexion. Les pancartes brandies en silence par tous les manifestants du monde « Nous sommes Charlie » parlent de fraternité humaine. Je crois que le monde entier est en train de constater et de choisir l’évidence de ce que nous sommes tous de la même famille humaine, même si nous ne pouvons vivre que chacun à l’intérieur de sa propre peau et de son propre périmètre.

« On s’est bien souvent trompé sur le sens des mots, déplore la Korrigane, et quand ils émergent il reste tout un travail à faire pour en expérimenter et en marquer toutes les incidences. La triade redécouverte par la révolution française sert de drapeau à tous les peuples de la terre. Mais l’égalité, la liberté et la fraternité ne sont toujours pas à l’abri des prédateurs. Faudra-t-il mille ans pour que leur application devienne réalité ? »

Iffig pense que le monde moderne est devant un nouveau défi.

Il dit :

- Nous voilà devant la nécessité de faire triompher la vie. Pourrons-nous relire la Bible, les Evangiles, les Corans, les Torah, les Védas, les Mythes, à la lumière des temps nouveaux et de ce que nous découvrons dans notre univers ?

« Il faut oser de nouvelles manières d’être au monde, et favoriser la créativité dans des espaces dédiés et protégés pour éviter les prédations et les détournements. Il faut ensuite laisser circuler les expériences et les idées. De toute façon, pense la Korrigane, bon an mal an, c’est ce qui se passe depuis la nuit des temps. Et les assassins des artistes et journalistes iconoclastes de Charlie Hebdo sont dans la continuité des assassins de Socrate et des assassins de l’inquisition ; A chaque fois c’est l’esprit qu’ils veulent assassiner. »

Iffig pense à ce geste des manifestants qui brandissent des crayons et des dessins.

Il dit :

- Charlie n’est pas mort. La relève est prête. Nous allons réfléchir ; un crayon, du papier et un dessin contre les kalachnikovs et autres armes de destruction, ce n’est pas nouveau. Nous allons apprendre à porter, fraternellement, le fardeau d’amour, tous les peuples peuvent s’y mettre.

La Vieille Dame s’émeut.

Elle dit :

- Il me semble que la patience et la détermination sont plus faciles à pratiquer quand l’objectif est clair. La notion de Dieu a, un temps, orienté les civilisations. Nos ancêtres en ont patiemment fait le tour entre heurts et malheurs. Nous en sommes à l’ère de la redéfinition des valeurs et à la répartition des objectifs selon les pays, les dons et les talents. L’éducation, l’instruction et l’apprentissage sont les trois chantiers qui s’ouvrent à nous. Réflexion et formation sont les deux pôles sur lesquels proposer à la fraternité humaine d’agir. Sans un enracinement dans le cœur et dans l’âme des populations concernées, nous pataugerions encore longtemps.

« Elle ose penser, constate la Korrigane. Comme les Charlie. Les esprits font du passe muraille et du passe frontière. Que grâce leur soit rendue. »

Iffig sent-il ce qu’a de subversif cette idée ?

Il dit :

- Certaines paroles méritent que la condition humaine s’en empare pour la mettre en œuvre sur la terre entière ; Ça semble être à notre bonne portée depuis que le monde est monde.

La Vieille Dame espère.

Elle dit :

- Nous sommes tous Charlie. Nous voulons faire marcher librement nos cervelles. C’est ça la condition humaine.

« Nos chercheurs et nos savants sont désormais libres de transmettre leurs découvertes et leurs savoirs sans être excommuniés, se réjouit la Korrigane. C’est dans ce domaine de la transmission et du partage que les frontières sont inutiles et parfois néfastes. Les retardataires vont y venir comme les autres. L’intégrisme n’a produit pour sa part, que des malheurs et des horreurs. Et quand une chose comme celle-là est reconnue elle peut être nommée pour ce qu’elle est et elle tombe d’elle-même, inutile à jamais. »

La fraternité humaine se manifeste partout dans le monde ; Iffig en est profondément bouleversé. Les larmes des gens sur les écrans montrent qu’ils sont touchés, tous ensemble, et chacun personnellement. C’est miraculeux.

Il dit :

- Les dessins et les pamphlets ont pour rôle indispensable de lutter contre l’ignorance et la bêtise mises au service de la méchanceté. Les caricaturistes et les humoristes sont des anges dédiés à une seule tâche : brandir l’insoumission. Je doutais hier encore de la sagesse des masses populaires qui laissent faire des génocides, des crimes, des horreurs et souvent au nom de Dieu. Et voilà qu’à cette occasion du massacre injuste de quelques uns parmi nous, un mouvement mondial s’est levé, un rassemblement fraternel. Qu’est-ce qui se passe ?

La Vieille Dame en est réconfortée elle aussi.

Elle dit :

- Il ne faut pas laisser s’échapper cette évidence, cette fraternité, qui est un signe de la nature humaine devenue capable de révéler ses plus profondes aspirations en ce moment, visiblement, dans le monde entier.

Iffig reste un instant silencieux. Il retient au fond de lui ce trésor précieux qu’il ne veut ni perdre ni oublier.

Il dit :

- Nous vivons un moment rare. Peut-on dire et penser que les foules qui déferlent parfois aveuglément pour défendre des privilèges souvent déguisés en exigences de droits à faire valoir sont aussi le lieu des secrètes caches ou les populations mettent à l’abri les trésors cachés de leur condition commune ?

« Bien sûr se réjouit la Korrigane. L’humanité n’est pas qu’une espèce parmi d’autres, un agglomérat d’atomes et de bosons sans foi ni loi. C’est d’avoir découvert et promu la parole comme moyen de communication qui lui permet de nommer, au fil de ses découvertes et de ses explorations, des biens très précieux qui vont tous dans le sens du triomphe de la vie, au delà des apparences et au-delà des bêtises et des insuffisances. C’est toujours face à la mort que sont révélées les valeurs humaines les plus fondamentales. C’est là que personne ne s’y trompe. »

La Vieille Dame se sent comme réconfortée.

Elle dit :

- Nous courons après la sagesse mais elle est au fond de nous. Les embrouilles du quotidien nous empêchent le plus souvent d’y accéder. Mais je me sens très paradoxalement réconfortée face à la mort de ces quelques martyrs de la liberté, si vivants, qui triomphent aujourd’hui au delà de la mort pour nous redonner confiance dans notre plus profonde nature. Ça dépasse les frontières de toutes sortes.

« L’ignorance supposée des masses est utilisée par des dirigeants, autant manipulés que manipulateurs, au service d’un pouvoir prédateur s’il se met au service des finances et des pillages de richesses, déplore la Korrigane ; les masses populaires sont souvent maintenues dans l’ignorance des causes de certaines lois qui favorisent d’abord les privilégiés ; maintenues dans l’ignorance et l’incapacité de comprendre, elles sont convaincues de paresse et d’incapacité intellectuelles ; selon quelques penseurs bien formatés en ce moment elles auraient besoin de protection, et de se soumettre aveuglément pour leur plus grand bien à ceux qui savent y faire. »

Iffig ne perd pas le fil de sa réflexion.

Il dit :

- Ne trouvez-vous pas étrange que les attentats précédents commis par les cinglés du Jihad n’ont pas entrainé immédiatement une réaction massive des populations? Comment se fait-il que la réaction n’explose et ne se propage que maintenant, partout dans le monde ? Moi qui désespérait, dans l’impuissance collective, avec des « qu’est-ce qu’on peut faire », me voilà, un peu, réconforté.

« Excellente question, pense la Korrigane. Qu’est-ce qui cristallise à certains moments la révolte des gens contre une dynamique qui conduit à la mort, aux massacres ? Les foules des jours de deuil que disent-elles aujourd’hui ? »

La Vieille Dame se demande pourquoi elle se sent si profondément concernée.

Elle dit :

- Lors des premiers attentats, la sidération a figé les gens. Les enfants assassinés dans une école juive par ce monstrueux Mérah auraient dû servir de déclencheur. C’était quand même absolument insupportable. Pourquoi est-ce maintenant seulement que la réaction se produit ?

Iffig prend un temps. Il y a urgence à réfléchir.

Il dit

- C’est quand même étonnant. La foule, durant ces jours de deuil a lancé un seul slogan puissant, et l’a brandi sans cesse. Je suis Charlie, et je ne sais pas vous, mais, moi aussi, je suis Charlie … vraiment.

« Voilà, quand on sait écouter, on arrive à distinguer une ligne directrice. La Korrigane pense qu’elle vient de trouver une nouvelle pépite. »

La Vieille Dame évoque le fil qu’Ariane a déroulé pour permettre à Thésée de regagner l’entrée du labyrinthe après son affrontement avec la bête immonde, le Minotaure, qui exigeait qu’on lui envoie régulièrement des jeunes pour les tuer et les dévorer.

Elle dit :

- Il faut suivre le fil d’Ariane pour arriver à la cause de ce rassemblement unanime. Dire ensemble et un par un « Je suis Charlie » c’est constater la fraternité ; C’est très fort comme idée. Quand la mort surgit, « Nécessité Unique, rien de plus, rien d’autre », la fraternité s’impose. La fraternité c’est le premier mot qu’on oppose à l’innommable ; on y gagne un espace de survie pour ceux qui restent et la vie reprend ses droits, non sans douleur ; nous savons tous ensemble et tout un chacun qu’à terme c’est la mort qui nous attend, tous sans exception. Le savoir nous donne le courage de la fraternité.

Iffig ne lâche pas le fil de sa réflexion.

Il dit :

- Qu’est-ce qui fait que c’est à l’occasion du massacre des gens de Charlie-Hebdo que la réaction s’est manifestée ? Nous disons tous « je suis Charlie » et le monde entier reprend le slogan. Pourquoi est-ce que c’est à ce moment-là très précis que nous avons retrouvé la fraternité de tout le genre humain. Il y a urgence à comprendre ce qui s’est passé.

« Tout le monde s’est senti menacé, concerné à partir du sort fait à quelques uns. Il faut comprendre sur quoi ça s’est joué pour éviter que continuent toutes ces ignominies et couper une bonne fois pour toutes et d’un seul coup la tête de l’hydre dont nous parle les civilisations depuis des millénaires*. Les contes et les mythes sont décidément les meilleurs miroirs de tous les temps, constate la Korrigane. Dieu est le Père, le créateur; ensuite tous les humains sont frères. C’est la même idée qui continue son chemin dans les esprits. Et tant pis si Dieu n’est que le produit de notre imagination, nous naissons peut-être pour Le construire ».

Iffig est plutôt un solitaire, genre vieux sanglier acariâtre.

Il dit :

- Les frères ! Ils ne sont pas sortis de l’auberge … ça va disputer et discutailler dur dans les chaumières et sur les places. … Les bêtises vont se bousculer, j’en ai bien peur.

La Vieille Dame qui, un pied l’un après l’autre, a avancé cahin-caha dans la vie, sourit.

Elle dit :

- C’est la vie. Chacun démêle ses lignes comme il peut s’il veut prendre des poissons. Et c’est la fête quand une parole s’ajuste exactement au sens qu’elle porte, quand on arrive à savoir ce que parler veut dire au moment où tout s’éclaire en réponse à un pourquoi et à un comment en quête de sens. Notre énergie nous propulse alors dans la direction que nous avons choisie, voulue, désir à l’œuvre. Se sentir à sa juste place, y être reconnu et encouragé, c’est tout l’enjeu d’une éducation accomplie. Après les accidents de la vie sont moins pesants ; enfin espérons …

« Espérons, reprend la Korrigane. Combien de fois la Vieille Dame s’est-elle heurtée à l’insupportable, combien de fois a-t-elle perdu pied, combien de fois s’est-elle contentée de gestes de survie comme marcher, manger, dormir. On peut se demander légitimement ce que fabrique les bosons à l’œuvre dans l’univers pour si longuement produire tant de détresses incompréhensibles ? Suis-je une émanation de ce qui essaie de trouver des issues pour entrer dans une autre forme de vie ? »

Iffig décide, une fois pour toute espère-t-il, de se faire son évangile, sa bonne nouvelle en quelque sorte, comme pour planter au milieu des nuits et des tempêtes de sa vie, un phare qui va éclairer ses chemins.

Il dit :

- Je vous remercie pour le livre que vous m’avez offert, vous rappelez-vous ?

La Vieille Dame se rappelle. Elle a espéré qu’il y trouverait réconfort et courage, sérénité et détermination.

Il dit :

- Les gens qui ont scandé cette évidence « Je suis Charlie » m’autorise à dire qui je suis. Ce n’est pas simple. Et en redescendant sur le quotidien banal de mes petites journées, je peux commencer à dire que je suis un minus dans l’univers et un géant pour les particules ultimes qui me composent, comme tout le monde, à égale distance de ce que je sais de l’infiniment petit et de l’infiniment grand. De temps en temps je suis Siddhartha** qui exige qu’on le laisse découvrir les réalités de la condition humaine, de temps en temps je suis Gwenc’hlan***, le barde aveugle de la Celtie qui voit au delà des apparences. J’aimerais dire avec Merlin que je suis saumon dans la rivière, grain de sable sur la plage et goutte de pluie dans les nuages. À d’autres moments je suis encore Merlin*** fou d’amour pour Viviane, ou encore je suis Arthur**** qui invente la table ronde autour de laquelle chacun est à sa bonne place à égalité et en toute différence avec les autres. Je me cherche à travers eux.

La Vieille Dame se réjouit. Iffig a pu baliser ses routes. Il est désormais le chercheur de son propre Graal. C’est la vie.

« Il faut que quelque chose propulse quelqu’un pour allumer la mèche, suppose la Korrigane. Un chantier reste ouvert sur la nature du déclencheur. »

La Vieille Dame sent, avec Iffig, comme une urgence à comprendre profondément tout ce qui a abouti à ces massacres.

Elle dit :

- Quels sont les faits ? Qu’avons nous sous les yeux ? Sachons NOMMER les victimes pour comprendre en quoi nous sommes touchés à travers leur martyr. Il y a eu, à New York des « incroyants » selon leurs tueurs. Mais ça n’a pas suffi à mobiliser les foules dans le monde entier. Un peu partout en Occident il y a eu des attentats au milieu de foules anonymes. Puis plus précisément, y a eu des enfants massacrés dans leur école. Une école juive. Ça n’a toujours pas suffi à nous mobiliser. Pendant ces trois jours d’horreur, il vient de se produire des assassinats de personnes que nous pouvons NOMMER pour ce qu’elles sont personnellement : Ce sont les journalistes de Charlie hebdo, qui font acte de liberté dans l’art de la caricature ; Ce sont des policiers, hommes et femmes, en charge de protéger la liberté de tous et de chacun ; ce sont précisément et particulièrement des juifs qui sont visés ; ce sont des musulmans libres qui refusent l’intégrisme ; ce sont tous et cette fois indistinctement des hommes des femmes et des enfants. Chaque victime nous représente tous et un par un. Nous pouvons dire « JE suis Charlie » !

« Le martyr des enfants nous renvoie aux sacrifices humains. Constate la Korrigane, Nous avons en face de nous une religion défigurée par des intégristes incapables de fraternité humaine, de compassion. Nous avons la manipulation politique par des dictateurs qui rêvent de soumettre le monde entier à leur religion brandie comme porte du ciel ; c’est l’enfumage le plus répandu sur terre depuis le début des temps. »

La Vieille Dame s’efforce de comprendre. Il y a urgence à comprendre. Pour contrer les assassins. Pour ériger des protections contre le danger.

Elle dit :

- Nous avons des repaires de brigands dans les prisons et dans les caves qui ensemencent les esprits fragiles ; ils sont fragiles dans la mesure où leur déracinement les a démuni ; ils sont déculturés et assoiffés de sens et d’exploits comme des chevaliers sans cause à défendre. Leurs manipulateurs ont un boulevard devant eux pour les mobiliser au nom d’un Dieu qu’ils déguisent en gardien de leur fidélité à leurs racines et à leurs frères.

« C’est l’épectase ? s’interroge la Korrigane, facétieuse un instant, histoire d’échapper à l’horreur. La condition humaine au masculin y atteint ses limites. De la même manière la femme meurt pour laisser place à la mère au moment de la naissance de chaque enfant. Tout ça est lié quelque part du côté du danger de mort.»

Iffig a écouté. Longuement. Il y a urgence à s’interroger sur la nature du déclencheur.

Il dit :

- Je dois faire un effort pour oser penser que dans cette longue histoire de l’humanité, un chef vient toujours occuper une place pour indiquer aux foules subalternes la bonne direction, le bon chemin. La liste est longue. Et ça se termine toujours par un désastre depuis les assassinats des empereurs romains jusqu’à Hitler en passant par l’inquisition et par, actuellement, cette nouvelle velléité de dominer le monde, en se dissimulant derrière Allah pour mieux soumettre tous les terriens à ses dictats, avec l’argent du pétrole sans doute ; le veau d’or continue ses méfaits.

« La leçon du moment c’est que la fraternité humaine n’a pas d’ennemi à combattre. Elle n’a qu’un devoir : s’exprimer sans frontière. La Korrigane, réconfortée, s’amuse de ce que le miracle en question ne vient pas d’un Dieu derrière lequel on se met à l’abri en parlant à sa place, mais de ce que la condition humaine produit de sagesse face à la nécessité unique, le trépas, rien de plus, rien d’autre. »

La Vieille Dame, Iffig, tous les autres, avec les parents et les proches des victimes assassinées se sentent tous endoloris, à la fois fragiles et déterminés. Ils savent que l’avenir les attend et qu’ils ne veulent pas perdre de vue l’apprentissage difficile de la fraternité que la condition humaine rend si précieuse et tellement inévitable.

La Vieille Dame et Iffig échangent un regard de profonde communion, qui convoque l’éternité.

Elle dit :

- En avant Iffig. Et que chacun joue sa partition !

Lorsque la Vieille Dame se retrouve seule, dans l’immense beauté de ses paysages à perte de vue, la paix et la sérénité ont gagné du terrain. Elle ne se sent plus si seule à porter le fardeau d’amour. La fraternité s’est déclarée.

Dans le silence et la beauté, une idée surgit, éblouissante d’une évidence qui profondément la régénère.

Elle pense :

- Pwyll, que Rhiannon a choisi pour époux a été capable de s’adresser à elle sans céder aux appétits de son sexe séducteur. Rhiannon est son égale. Il s’est affronté à sa propre mort, en a dépassé les affres en tuant d’un seul coup sans explication le mort qu’il deviendra pour vivre en toute sérénité durant le temps de sa vie.

« C’est curieux quand même que le christianisme a eu la même idée, réfléchit la Korrigane. Dieu le Père a eu un fils qui a accepté la mort pour montrer que la vie triomphe ailleurs, dans une autre dimension et celui qui meurt sera comme celui qui est vivant, pardonné j’espère. Dieu le Père représente le Désir de faire triompher la vie ; Dieu le fils représente les frères en charge de la mort ; Dieu l’Esprit représente l’espérance d’un autre monde. C’est la même idée, qui fait loi et lumière pour eux. Apparemment le Coran, pour ce que j’en connais, recule devant l’incarnation de Dieu. Les « croyants » n’ont pas tué d’un seul coup le mort que chacun devient. Alors ils tuent répétitivement tous ceux qu’ils s’autorisent à nommer infidèles ou incroyants ? »

La vieille Dame pense à son ami Alain.

Elle se dit :

- Et les Juifs alors ? Ils ne nomment pas Dieu ; ils le maintiennent dans l’Inconnaissable. Ils explorent à n’en plus finir et très savamment toutes les manifestations de la vie dans chacun de leurs frères passés présents et à venir ; Les Juifs sont le peuple des frères ; et la Bible n’en ignore aucun ; et c’est tout a fait extraordinaire.

« Les musulmans sont un peuple de prophètes tous nichés dans l’effigie de Mahomet, inch Allah, récapitule la Korrigane ; et les chrétiens sont un peuple d’enfants choyés par l’Eglise -romaine et son « Papa/Pape »- Les trois religions ont produit des œuvres superbes, des miracles de la pensée, d’étonnantes tergiversations. Pourtant aucun n’est réellement achevé. La condition humaine est tributaire de limites que l’esprit essaie de transgresser.»

La Vieille Dame poursuit le fil de ses idées.

Elle se dit :

- Les celtes sont un peuple de l’oralité qui NOMME ce qu’il voit pour le propager de bouche de Druide à oreille de druide, sans écrit et sans dogme et chacun de nous est appelé à être Druide. Nous sommes sans doute des anarchistes, des questeurs de sens. Nous sommes familiers de la mort. Avons nous réussi à nous réconcilier avec nos pulsions de mort ? Les psychanalystes eux-mêmes ont du mal à nous comprendre. Il y a une cinquantaine d’années, d’aucuns parmi eux parlaient tout bas dans les couloirs institutionnels, de l’impossibilité pour les Bretons d’accéder à la psychanalyse. Ils n’en ont pas pour autant thesaurisé l’idée.

« Et la femme dans tout ça aimerait interroger la Korrigane. On dirait que personne ne sait quoi en faire. Elle est robotisée du côté de la mère, elle est déifiée du côté des religions et Rhiannon elle-même est mise dans un rôle d’arbitre qui sait choisir parmi les hommes celui qui deviendra son époux. Les frères érigent leur zizi en phallus, les femmes meurent à chaque fois qu’un enfant nait de leurs entrailles, pour devenir des mères et Marie monte au ciel sans passer par la case de la mort ? Œdipe, incestueux à son insu, non plus d’ailleurs ! Zou ! il y va sur un char de feu … Dahud est noyée par son père dans les eaux, peut-être lustrales, de l’Océan, et là il y a de la place … Mais Malgwenn******, devenue Mère des œuvres de Gradlon, son époux tant aimé, n’a jamais pu vivre avec son amour sur la terre des vivants, ni élever sa fille Dahud. Tout ça nous propulse dans des abîmes de perplexité et d’interrogations. La vie est décidément une très drôle de chose remise dans des mains terriblement maladroites et souvent insensées. La condition humaine, quoi … »

La Vieille Dame voudrait pouvoir découvrir, pour s’en faire un viatique, quelle cause des cause a produit le déclencheur qui a rassemblé dans les rues et sur les places du monde entier un peuple de frères dressé pour faire triompher la vie.

« Je crois, pense la Korrigane, que le déclencheur est imprévisible. Ce qui est arrivé a fait basculer la civilisation et il va falloir beaucoup de temps pour que les frères s’en aperçoivent et en mesurent tous les effets. Nous n’en saurons les applications et les retombées qu’un peu à la fois au fur et à mesure du travail quotidien à accomplir. Le phare est allumé. Pour l’instant c’est l’essentiel. »

* Pwyll doit tuer d’un seul coup, une fois pour toutes, son ennemi intérieur qui s’interpose entre lui vivant et lui mort. In « Les Mabbinogions », contes initiatiques gallois.

** Siddhartha : Ve avant JC. Appelé plus tard Buddha . Titre d’un roman de Hermann Hesse (1922)

*** Gwenc’hlan Barde et prophète : Chant des séries in « Barzaz Breizh ». Collectage de Hersart de Lavillemarqué.

**** /***** Matière de Bretagne. Civilisation celtique.

****** Légende de la Ville d’Ys

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16

La Vieille Dame et la Mort

TESTAMENT ET TESTAMOUR

Le moment où la Vieille Dame ne se réveillera plus approche de plus en plus, forcément, le temps passe, c’est la même chose pour tous les êtres vivants.

« C’est la vie, rigole la Korrigane, facétieuse. »

Petitefille et Petitfils grandissent. Parfois, le temps d’une fête, comme à Noël par exemple, ils emplissent de leurs ébats la maison de la Vieille Dame pendant que la famille se retrouve autour de la cheminée, bien traditionnellement.

Les conversations vont bon train, on passe allègrement du Breton au Français ou au Gallo. Chacun y trouve du plaisir en retrouvant sève à des racines à jamais immuables.

« Les frontières linguistiques ont bien bougé chez eux, se réjouit la Korrigane qui sait ce que parler veut dire. Les mariages ont eu des effets bienfaisants, chacun a trouvé sa place en défendant son patrimoine. Et les enfants puisent à toutes les sources, le Gallo, le Breton, le Français à la maison, plus l’Anglais et l’Espagnol à l’école. »

La Vieille Dame voudrait leur dire tout l’amour qu’elle éprouve pour eux, pour la vie qu’ils font triompher, pour les joies qu’ils lui donnent, pour le plaisir de les voir parcourir leurs sentiers, chacun le sien, qui vont, viennent se croisent, se font ou se défont.

« C’est vrai, se réjouit la Korrigane ; les enfants et les petits enfants témoignent de leur héritage, jusqu’à leur insu, et le transforme à leur tour pour le transmettre et ainsi va la vie. »

Plus elle vieillit, plus la Vieille Dame pense à ses parents, à ses grands parents et dans le lointain à tous ses ancêtres connus et inconnus. Elle s’inscrit dans sa lignée. Heureusement, ses enfants aiment ces évocations.

« Elle se demande, constate la Korrigane, comment font les vieilles personnes remisées dans les maisons de retraite, comment font celles que leurs enfants ne voient plus, comment font celles que la vie sépare. Elle pense souvent à Alain, qui s’est retrouvé seul avec des souvenirs atroces pour tout viatique, Alain qui, désespérément, n’a pas réussi à vivre et qui s’est laissé mourir, l’année dernière. »

Autour de la cheminée la conversation va bon train. Ils échangent des nouvelles. Le cœur élargi à chacun, la Vieille Dame écoute, entend, devine un peu, et chacun va aussi loin dans les mots que les accumulations des soucis, des différends, des pudeurs et des blessures le permettent.

« Noël est un moment de grâce, fredonne la Korrigane ; Dans les temps très anciens c’était la fête de la lumière, qui chaque année, donnait le signal pour que bascule la longueur des jours ; le solstice d’hiver a été habilement sanctifié par les Chrétiens, par un glissement du sens des mots, pour magnifier encore l’émerveillement de la naissance et des renaissances. »

Les mélodies puissantes de l’ « Amazing Grâce » déclinées par plusieurs groupes de chanteurs, de musiciens de tous les pays celtiques tournent en boucle sur la Hifi. C’est une tradition dans la maisonnée. La Vieille Dame ne s’en lasse pas.

Elle dit :

- Quand je pense que les beaux esprits se plaignent du son des cornemuses, des binioù(s), des bombardes …

Petitfils ouvre de grands yeux.

Il dit

- Pourquoi MammGozh ? Ils ne nous aiment pas ?

Sonpapa, de sa belle voix de tribun, habituée à dominer les bruits du vent, de la tempête et des embruns à bord de son voilier quand il régate ici et là se met à rire.

Il dit :

- S’ils écoutent ça dans leur salon et même dans des petites salles de concert, ça ne marche pas. Je crois que de nombreux peuples ont utilisé les cornemuses sous différentes formes pour les utiliser en plein vent, pour concurrencer les bruits de la nature sur terre et sur mer, pour y déployer des harmonies en accord avec les bruits et la fureur des vagues ou des vents déchainés. Ils ne comprennent pas, c’est tout.

Petitefille qui s’occupait à confectionner on ne sait quel grand chef d’œuvre de l’art enfantin, relève la tête.

Elle dit :

- Moi, j’aime bien la harpe celtique. Si les gens veulent des douceurs c’est mieux pour eux.

« Ben voyons, s’émeut la Korrigane, celle-ci a réponse à tout ! »

Ses souvenirs se bousculent dans la mémoire de la Vieille Dame. Lorsqu’elle se laisse prendre par eux, elle superpose les images du passé à celles du présent. Elle ne voit pas seulement ce que sont devenus ses enfants et petits enfants, mais elle les évoque à différents moments de l’histoire familiale, dans les différents lieux où ils ont vécu.

« Elle se sent incapable, constate la Korrigane, de leur faire part de ce qui vit d’eux dans ses souvenirs, d’eux chacun, à tous les évènements de leur vie, avec en premier lieu ces moments très puissamment gravés dans le marbre de ses souvenirs, leur naissance à chacun. Elle n’a jamais su faire part de cet émerveillement qui la transporte encore vers l’éternité. Elle a vécu ses accouchements avec un étonnement innombrable, à en devenir poète, peut-être. Cette houle profonde qui a emporté son corps l’a saisie à jamais. Merveille et Mère veille, s’était-elle dit, subjuguée. »

La Vieille Dame n’est plus tout à fait de ce monde, peut-être. Elle les tient dans les regards de son cœur et les y abritent.

« Pour les siècles des siècles, espère la Korrigane, en avant-goût d’éternité, qui sait. »

Les deux ou trois jours des vacances de Noël se remplissent des bruits de la vie qui triomphe. La Vieille Dame est très décidée à remiser derrière la porte les rancœurs et les rancunes, les impossibilités et les blessures, les reproches et les frustrations. Personne jamais ne se sent aimé à la mesure de son désir. Autour du feu qui chante dans la cheminée, à travers la porte de l’insert, elle va parler, encore un peu.

Elle dit :

- Dans les temps très anciens d’avant le règne des religions du livre, nos ancêtres les Celtes, racontaient des histoires qu’ils avaient très longuement élaborées entre eux, autour des feux dans les clairières, peut-être, sous les chênes et le gui, ou dans des temples construits au centre des villages qu’ils bâtissaient.

« C’est parti, se réjouit la Korrigane, les voilà qui s’agglutinent autour d’elle ».

La Vieille Dame rassemble ses idées.

Elle dit :

- Il était une fois, et il sera … Le Fardeau d’Amour… La princesse Rhiannon a choisi un époux. Il s’appelle Pwyll. Elle l’a choisi parce qu’il a compris, après quelques mises à l’épreuve, qu’il était devenu capable d’accompagner le Prince du Royaume des morts et de tuer leur ennemi commun, celui qui ne mourait jamais sauf si on l’abattait d’un seul coup sans haine. En fait je crois bien qu’ils s’agissait pour les deux princes de s’entr’aider à vaincre la peur de la mort en la désignant comme l’Unique Nécessité qu’on ne peut ignorer sous peine de la voir surgir dans tous les instants de la vie. Et Rhiannon voulait s’assurer qu’à la naissance des enfants qu’ils auraient, son mari Pwyll ne l’accuserait pas d’avoir été incapable de mettre au monde un enfant immortel. Et, de fait, ils ont eu un garçon qu’ils ont appelé Prideri, ce qui signifie souci. Dès sa naissance l’enfant a disparu. Rhiannon a été accusée de l’avoir dévoré mais Pwyll n’a pas cru les accusateurs. En fait Prideri avait simplement échappé à la surveillance de ses parents. Je crois qu’il avait voulu, comme tous les enfants, échapper à leur seule autorité pour devenir capable de vivre sans eux le moment venu. Rhiannon et Pwyll ont su porter ensemble le « Fardeau d’amour ». Qui peut me dire ce que c’est ce fardeau d’amour ?

Dans la cheminée le feu pétille. Quelqu’un augmente légèrement le son des accents de l’Amazing Grace. Le silence qui suit accompagne chacun dans ses réflexions. Le message de la Vieille Dame a-t-il été transmis ?

Petitfils, audacieux, prend le relai.

Il dit

- Le fardeau d’amour ? C’est Pridéri ?

Petitefille n’est pas en reste.

Elle dit :

- Mes parents m’ont dit que je suis dans la vie parce que je suis dans leur cœur à tous les deux ensemble. Il faut être deux pour porter le fardeau d’amour ? Il faut se marier ?

L’Amazing Grace soutient les cogitations qui s’agitent sous les fronts de la Maisonnée. La mélodie est poignante, douce ou hurlante, éclatante, et les paroles d’un converti à la sagesse, celui qui les a écrites, passe les frontières des croyances et des églises.

Le fils aîné de la Vieille Dame sourit à sa petite nièce.

Il dit :

- Bel enfant, écoute et apprend. Apprend jusqu’à t’en souvenir.

« Ça me rappelle quelque chose ironise la Korrigane, quand la leçon est apprise par le bel enfant du druide … »***

La Vieille Dame pense que la petite famille a de la chance. La chance d’avoir survécu au bruit et à la fureur des siècles de guerres et de massacres qui se sont succédés. La chance de porter cette parole qui alimente les triomphes de la vie.

« Elle pense aussi à Alain, remarque la Korrigane ; il n’a pas survécu à l’absence de ses morts, de leur élimination, par bêtise et cruauté de guerriers imbéciles. Il a refusé, pour finir, la seule voie possible qui s’offrait à lui, celle de la résilience qu’un autre Juif, Boris Cyrulnik, a réussi à faire émerger du chaos des souffrances et des hurlements de détresse. l’Inconnaissable ne se laisse pas attendrir, ce n’est pas la peine d’essayer. Seule la Fraternité est la réponse. Il s’agit de porter ensemble le Fardeau d’amour. »

La Vieille Dame écoute. Elle voit que chacun met au plus profond de son cœur et de sa mémoire ce trésor qui émane des paroles et fortes et justes et justifiées comme autant de phares qui éclairent son peuple et, alentours, toutes les civilisations ont droit de les adopter, à charge de réciprocité.

* L’Association Savenn Douar = Le Tremplin (déclarée en 1985 à Saint Brieuc) à mis en place (à Bécherel en 1989) la première Cité du livre du Livre en France.

**In « Les Mabbinogion », contes initiatiques Gallois»

*** Barzaz Breizh, Hersart de la Villemarqué, collectage ; In « le chant séries » que le Druide apprend à l’enfant

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« De la même manière que l’enfant est le résultat d’une rencontre fusionnelle, la parole est l’émanation d’une pensée partagée dans un groupe qui la module dans une langue forgée ensemble.

La Parole est le Fardeau d’Amour par excellence.

Et tous, nous savons, profondément

Que

L’Amour est la réponse unique à la

« Nécessité Unique, le Trépas, rien de plus, rien d’autre».

La Korrigane, gravement, s’accomplit dans l’espérance.

*****
FIN

À Bécherel, « Cité du Livre »

Jeudi 15 Janvier 2015

Publié dans politique tic tic

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